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Manuel DIAS VAZ (Partie 1)

Manuel Dias-Vaz
Portugais en Aquitaine
Né en 1946

Manuel DIAS VAZ (Partie 1)
Manuel DIAS VAZ (Partie 1)
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Les séquences

Interviewer : Aurélie Viader

Lieu : Bordeaux

Date : 10 mars 2009

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès de l’immigration portugaise en Aquitaine, un entretien avec M. Manuel Dias-Vaz a été enregistré le 10 mars 2009 à Bordeaux. Vous trouverez un résumé synthétique de la première partie cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale de cette première partie d’interview en cliquant sur bouton ci-dessous.

Retranscription intégrale

Résumé de l’interview

MANUEL DIAS – Je suis né le 19 février 1946 à Louriçal do Campo, au Portugal. Avant mon départ, j’habitais dans une ville qui s’appelle Castelo Branco, proche de la frontière avec l’Espagne. J’étais menuisier mais j’avais précédemment travaillé dans les usines de textile, dans une ville très industrielle du centre du Portugal. Ma mère, Maria Jose Vaz, était femme de ménage et mon père, Manuel Duarte Dias est décédé dans un accident, dans une mine exploitée par des Anglais. J’avais alors 4 ans et demi. J’ai quitté le Portugal en 1964, j’avais 18 ans. Je suis parti pour trois raisons, d’abord pour des raisons politiques, ensuite à cause de la guerre, mais aussi du fait de la misère et de la répression qui régnaient dans ce pays.

AURELIE VIADER – Pourquoi avoir choisi la France comme pays d’accueil ?

À l’époque, dans les années 60, il y avait énormément de Portugais qui venaient en France, clandestinement souvent. Je savais qu’il y avait une menace qui pesait sur moi et que j’étais très surveillé par la police politique. En effet, j’étais membre de la fanfare du village et le Président de la République portugaise est venu un jour au village, il y avait une cérémonie pour l’accueillir. Nous avons eu une réunion dans l’association de la fanfare et à cette occasion donc, le responsable a dit que nous étions tous conviés, convoqués pour aller accueillir le Président. J’ai dit en pleine réunion que je ne voyais pas pourquoi je devais l’accueillir, sa venue symbolisant le fascisme. A partir de cet acte, et aussi parce que dès l’âge de 15 ans, j’adhérais déjà au syndicat clandestin des ouvriers textile à Covilhã, je savais qu’une menace pesait sur moi et donc, que mon départ clandestin vers la France était inévitable. Il s’est donc fait de façon très précipitée, en octobre 1964. Il a fallu chercher rapidement un passeur, déposer à l’époque 12 000 escudos qui représentaient l’équivalent en France à cette époque-là de 4 mois de salaire… et s’enfuir en urgence. Nous sommes partis du village à trois.

Au village, il y a eu une cérémonie pour accueillir le Président de la République portugaise… J’ai alors dit que je ne voyais pas pourquoi j’irais accueillir cet homme-là… Il n’était pas du tout question que j’aille m’incliner devant un des symboles du fascisme au Portugal !

Comment s’est passé ce voyage dans la clandestinité ?

Ça a été un voyage terrible, qui me fait penser à ce qui se passe aujourd’hui avec beaucoup d’Africains, avec tous les exilés qui essayent de rejoindre la France, ou d’autres pays d’Europe. Le voyage entre mon village, Louriçal do Campo et Lyon, la ville française où je suis arrivé en 64, a duré 23 jours, avec de nombreuses péripéties. Nous sommes partis de nuit, avec un taxi qui nous a rapprochés de la frontière entre le Portugal et l’Espagne. Nous avons franchis la frontière de nuit à pied. On a marché pratiquement pendant 5 heures. Quand le jour s’est levé, on nous a alors cachés dans une montagne derrière un rocher. On est resté là toute la journée, parce qu’il ne fallait surtout pas se faire repérer en plein jour. Le soir, on est venu nous chercher.

On a marché toute la nuit pratiquement et on nous a emmenés dans un petit village abandonné, où il y avait des maisons en ruine, et on nous a effectivement déposés là en nous disant qu’on viendrait nous chercher à nouveau. Le deuxième jour au soir, cinq nouvelles personnes sont arrivées. On a marché encore toute une nuit à pied, nous étions donc 8 personnes et le passeur. Nous avons rejoint, dans un grand camion à bestiaux, la frontière espagnole et les Pyrénées. Petit à petit, nous nous sommes retrouvés dans un groupe d’une cinquantaine de personnes, dans une très grande souffrance physique et psychique. On avait la peur au ventre et on avait très faim.

Nous avons finalement franchi la frontière non loin d’Hendaye. À la gare, on nous a demandé de nous raser et de nous laver, parce qu’on était dans un état pitoyable. On n’était plus des humains. Ensuite, on nous a répartis en 3 groupes, choisis de façon arbitraire par les passeurs, un groupe qui allait vers Paris, un groupe vers Lyon et un groupe vers Tours. J’avais une adresse d’un cousin éloigné à Lyon et j’ai demandé à rejoindre le groupe de Lyon. Au final, on était une quinzaine à partir de ce côté-là.

À ce moment, est-ce que vous pensiez à la famille restée au pays ?

Ma mère est restée au Portugal avec une certaine inquiétude ayant été mise au courant de mon départ la veille. J’avais seulement informé ma grand-mère qui m’avait aidé à récolter l’argent nécessaire. Ma mère était très angoissé, elle avait une grande souffrance de voir partir son enfant de 18 ans, mais en même temps, nous n’avions pas le choix.

Et avec quoi êtes-vous parti ?

Rien. Juste un sac à dos car bien entendu, il ne fallait surtout pas avoir de bagages. La condition de l’immigration clandestine renvoie à ça. On part avec rien, sinon l’espérance de retrouver quelque part la liberté.

Quel est votre dernier souvenir du Portugal ?

Deux souvenirs très forts. D’abord le souvenir des gens que j’aimais, ma famille essentiellement, ma mère, ma grand-mère, ma sœur, mon frère… L’autre souvenir, c’est celui d’un pays corrompu, rongé par la guerre coloniale, englué sur trois fronts de guerre en Angola, au Mozambique, en Guinée. En tant que jeune, je fus très vite conscient de ce qu’était le fascisme. C’est pour cette raison que je me suis engagé très tôt dans un syndicat clandestin. J’avais donc aussi le sentiment de tourner le dos au fascisme, à la répression et à cette guerre coloniale.

Revenons à votre voyage. Quels ont été vos rapports avec les passeurs ?

Des rapports difficiles. C’étaient des rapports de confiance, car c’est eux qui nous conduisaient, mais c’était aussi dramatique, parce qu’on était dans un rapport de tension, ils nous menaient comme un troupeau de bétail. C’était une relation extrêmement étrange. Au départ, les premières semaines, c’étaient trois Portugais qui nous accompagnaient, ensuite c’était des Espagnols. Tous les 5 ou 6 jours, ils changeaient d’équipe, c’était souvent des gens qui connaissaient le coin où nous étions, donc les passeurs formaient un réseau de gens extrêmement organisés. Dans les Pyrénées, on a eu deux passeurs qui étaient très violents, l’un d’eux m’a frappé, un autre a frappé violemment un vieux monsieur, à moitié aveugle, qui ne voyait rien dans la nuit et qui n’avançait pas assez. Dans les années 60, des centaines de Portugais ont perdu la vie en voulant venir en France clandestinement. Ils tombaient parfois dans des ravins, dans les Pyrénées, d’autres ont été assassinés parce qu’ils se révoltaient contre les passeurs…

Avec les passeurs, on était à la fois dans un rapport de tension, parce qu’ils nous conduisaient comme un troupeau de bétail, nous traitaient comme des moins que rien… Et en même temps, on dépendait d’eux pour arriver à destination. On les détestait mais on avait besoin d’eux !

Comment s’est passé ce voyage en train jusqu’à Lyon ?

Nous sommes arrivés à Lyon fin octobre. Je ne peux pas vous dire la date exacte parce qu’on avait perdu la notion du temps, on était complètement déconnectés de la réalité, nous étions comme un troupeau égaré dans les montagnes. Cette arrivée à Lyon a été également tragique, parce qu’il y avait 20 cm de neige en ville et l’hiver 64 était un hiver précoce et très froid. J’avais des habits légers, des chaussures en plastique, qui m’avait été donné à la frontière. Je ne parlais pas un mot de français, et donc je me suis dirigé vers une adresse que j’avais d’un cousin éloigné, mais en fin de compte, c’était l’adresse d’une entreprise où il travaillait. C’était une petite entreprise familiale du bâtiment, de 20 ou 30 salariés. Là, des employés ont fait venir un monsieur d’origine portugaise qui était chef d’équipe, et la seule chose que j’ai compris, c’est le mot de « misère ».

L’entreprise a décidé de faire les démarches nécessaire pour me régulariser, ils ont mis à peu près 15 jours et le chef d’équipe portugais m’a dit : « Écoute, nous avons une vieille maison où nous habitons, donc tu viens avec nous ». Je suis allé habiter chez eux, dans une maison qui était destinée à la démolition. 15 jours plus tard, j’ai été affecté au dépôt de l’entreprise, où était stocké le matériel et j’ai pu habiter là. J’ai donc vécu pendant 1 an dans ce dépôt, dans un vieux camion qui servait de baraque de chantier. J’en ai souffert parce qu’il faisait très froid.

Vous deviez sûrement avoir une autre image de la France avant de partir ?

Au Portugal, l’image qu’on avait de la France était celle d’un pays de liberté, un pays dans lequel on pouvait réussir, gagner sa vie, c’était une terre d’ouverture. Quand je suis arrivé, c’est paradoxal, mais j’étais content parce que je ne me sentais plus menacé. Ensuite, j’étais content parce que j’ai pu être régularisé, alors que j’étais arrivé clandestinement. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’était la neige et la solitude… Surtout lorsque j’ai passé là mon week-end de pâques, alors que cette fête, chez les Portugais, est associée à la notion de famille, de convivialité, à des moments de joie. J’avais alors l’impression de ne pas exister, d’être uniquement une force de travail. En dehors de mon activité physique, du travail, il n’y avait rien puisque je n’avais pas de relations avec les personnes qui travaillaient avec moi. Cette prise de « contact », entre guillemets, avec la société française, cette relation avec le monde, a été difficile comme pour toutes les personnes déracinées qui arrivent sans rien. Et de plus, j’étais jeune…

Vous n’aviez pas de contacts avec d’autres Portugais ? il n’y avait pas de solidarité entre vous ?

il y avait quelques Portugais dans l’entreprise et quelques Maghrébins. Mais le fait est que lorsque vous êtes dans la souffrance, je vais dire quelque chose de terrible, la souffrance ramène les gens vers la solitude. Nous étions en souffrance, même si je me suis lié d’amitié, même s’il y avait de la fraternité, de la solidarité, j’avais le sentiment d’être coupé du monde. Je suis resté à Lyon une année. Après cela, j’ai rejoint un oncle à moi et mon frère, à Colmar. Je leur avais rendu visite lors de mes congés payés, et j’avais remarqué qu’il y avait là une véritable fraternité sur leur chantier, avec une communauté portugaise d’une cinquantaine de personnes. J’ai été rapidement embauché d’autant que durant un an, j’avais pratiqué le français assidûment en parlant avec les Français et les Maghrébins, et j’étais celui qui maîtrisait le mieux la langue. Je suis donc devenu l’interprète et le médiateur dans la relation avec les chefs d’équipes.

Est-ce là qu’a commencé votre engagement pour la cause des migrants portugais ?

Non, mon engagement a commencé très tôt. Mon engagement a commencé dès les années 60 au Portugal. Cette notion d’engagement, cette notion du collectif et de la solidarité, est ancrée en moi parce que mon père était déjà, d’après le témoignage que j’ai pu recueillir, un homme comme ça. Je ne me suis pas forcé et les circonstances ont fait que je suis devenu à Colmar, très vite, une personne référente. Ce rôle de personne ressources a continué à se développer en moi par la suite. 

Combien de temps êtes-vous resté à Colmar, auprès de votre frère et de votre oncle ?

Je suis resté avec eux un an et demi et comme j’étais jeune, j’ai souhaité partir et faire une autre formation. Donc je suis allé à l’AFPA, au Havre, pour me former dans la spécialisation des moules en bois.

À Colmar, j’étais un de ceux qui maîtrisaient le mieux, avec tous les défauts possibles et imaginables, la langue française. Donc j’ai commencé à être l’interprète, ou le médiateur entre les chefs d’équipe et la communauté portugaise. Les circonstances ont fait que je suis devenu, à Colmar, très vite, une personne référente…

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Interviewer : Aurélie Viader

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