Bernadette Ferreira
Portugaise en Aquitaine
Née en 1955
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès de l’immigration portugaise en Aquitaine, un entretien avec Mme Bernadette Ferreira a été enregistré le 27 avril 2009 à Sainte-Foy-la-Grande (33). Vous trouverez un résumé synthétique de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale de cette interview en cliquant sur bouton ci-dessous.
BERNADETTE FERREIRA – Je suis fille de Portugais, de père et de mère. Je suis née à Bergerac, en Dordogne, en 1955. Je n’ai été élevée que par ma mère qui a émigré du Portugal. Elle est native de la région de Bragance, au nord-est du Portugal, région montagneuse, extrêmement rurale. Elle est arrivée ici en 1952, elle avait 40 ans, elle était mère d’un petit garçon de 8 ans et elle avait dans ses bagages, sa mère qui avait 82 ans.
ANTHONY ETCHART – Que faisait-elle au Portugal ?
Elle était employée agricole et travaillait selon les besoins de l’employeur. Cela signifie qu’un jour il y avait du travail, un autre jour il n’y avait pas de travail.
Pour quelle raison a-t-elle quitté le Portugal ?
Il y a plusieurs raisons. Une femme de cet âge-là qui émigre à 40 ans en France, c’est d’abord pour des raisons économiques à savoir qu’en 1950, le Portugal était un pays très pauvre, très fermé par Salazar. Une autre raison est qu’à cette l’époque, il y avait beaucoup de femmes qui étaient des mères célibataires mais que l’on appelait fille-mères. Elles avaient souvent un, deux, trois enfants à élever seules puisque l’obligation de la reconnaissance de paternité n’existait pas et que le Portugal était un pays très catholique. Ma mère a énormément souffert du fait qu’elle avait ce qu’on appelait un bâtard puisque son fils n’était pas reconnu par l’homme qui l’avait conçu. Dans ces régions extrêmement reculées, dans les années 50, c’était très mal vu ; la vie au quotidien était impossible pour ces femmes nombreuses qui avaient fauté au regard de dieu. C’est donc pour ces raisons que ma mère est arrivée ici à Bordeaux.
Il y avait beaucoup de mères célibataires, les « filles-mères ». Elles étaient très mal vues, la vie au quotidien était impossible pour ces femmes nombreuses qui avaient « fauté devant dieu »… Ma mère était une d’elles, et c’est aussi ce qui l’a poussée à quitter le pays.
Pourquoi cette destination, pourquoi la France ?
D’abord parce qu’il y avait pas mal de Portugais qui arrivaient en France. Ensuite, l’émigration se faisait, du moins dans cette région du Portugal, par réseau, c’est-à-dire par village. Dans tous les villages, il y avait quelqu’un qui avait émigré et s’était installé quelque part en France ; on avait donc une adresse, un point de chute mais évidemment il n’y avait pas de papier, c’était des sans-papiers.
Comment s’est passé le voyage ?
Ce fut très difficile. D’abord, parce qu’il faut préciser qu’à cette époque-là, au Portugal, la grande majorité des Portugais ne savait ni lire ni écrire. C’était un gros handicap, quand on voulait émigrer. Ma mère venait donc d’une famille très pauvre et elle n’avait pas de nom car dans ces villages reculés, vous étiez la fille de « Paul » et de « Maria » du nom « du Hameau » et donc vous pouviez vous appeler « de la Cabane » sauf que vous n’étiez absolument pas enregistré administrativement à la mairie et vous n’aviez pas d’existence légale. On connaissait bien la fille de « Paul » et qui avait tel nom « Maria », mais quand elle a voulu partir, elle n’avait pas de nom, donc il a fallu que la mairie lui attribue un nom pour faire les papiers, ne serait-ce qu’avoir un passeport. Il a fallu trouver de l’argent pour payer ces papiers et payer les passeurs. Avec un enfant de 8 ans et sa mère qui en avait 82, sans savoir ni lire ni écrire, il lui fallait bien quelqu’un pour lui faire passer les frontières et elle est donc venue comme beaucoup d’autres, un peu en train et un peu à pied.
Pensait-elle revenir au Portugal et comment envisageait-elle l’avenir ?
Non jamais, elle ne voulait plus jamais revenir, elle avait beaucoup trop souffert, de la mentalité extrêmement étroite où l’on désapprouvait sa manière de vivre, plus clairement parce qu’elle était fille-mère et qu’elle avait fauté. Elle se sentait coupable tout le temps, elle se cachait parce qu’elle avait honte… Elle n’est revenue qu’une seule fois. Ça a été très dur de partir, parce qu’elle laissait toute sa famille et notamment une sœur qu’elle aimait énormément qui plus tard l’a rejointe et qui était aussi fille-mère. Pour des raisons économiques, elles ne pouvaient pas partir ensemble. Ma mère a passé des jours, des mois et des années à pleurer parce qu’il y avait la nostalgie de ce lien affectif très fort avec certains membres de sa famille, c’était ce que l’on appelle la « Saudade »… Mais le Portugal pour elle se réduisait au village, elle ne connaissait pas Salazar, elle n’en avait jamais entendu parler.
Quelle dernière image a-t-elle gardé du Portugal ?
Les montagnes et les cailloux. Elle me l’a dit et répété toute sa vie, les montagnes et les cailloux.
Pas de problèmes pendant le voyage ?
Elle est arrivée à Bordeaux et il y avait un taxi qui l’attendait. Il était minuit ou deux heures du matin et il l’a emmenée directement au milieu des bois dans une maison en terre battue avec sa mère et son fils. Il n’y avait pas de voisins, pas de village, pas d’épicerie et le lendemain matin quand elle s’est réveillée, un homme qui parlait portugais lui a dit que pour payer son voyage, il fallait qu’elle travaille et donc elle s’est retrouvée pendant un an et demi à couper de la bruyère, pour produire la litière pour les vaches.
Comment votre grand-mère a vécu cet exil ?
C’était l’horreur pour elle. Rien n’était pareil, la nourriture, les habitudes, la langue, le climat, la nature qui est différente, les forêts avec les arbres qui créent de l’ombre, l’humidité, la boue, le froid… Ma mère, elle, est arrivée à 40 ans. Elle est décédé à 82 ans et n’a jamais pu parler correctement le portugais ni le français car de nombreux immigrés portugais étaient illettrés et ne connaissaient pas leur propre langue. Il y avait certains termes qu’elle ne pouvait pas traduire en français parce qu’elle les ignorait tout simplement dans sa langue maternelle. Pour ce qui me concerne, je suis née trois ans après l’arrivée de ma mère en France. Elle habitait dans un petit village de la Dordogne, tout petit village d’une centaine d’habitants où elle était domestique agricole, toujours avec son fils et ma grand-mère. Je suis née à ce moment-là d’un père portugais qui était déjà installé en France depuis une vingtaine d’années et qui ne m’a jamais reconnue mais étant donné que tout cela s’était déroulé dans ce petit village bien entendu, tout le monde connaissait mon père et tout le monde connaissait l’histoire.
Le portugais était une langue interdite. On se devait de parler français, d’apprendre les habitudes et la culture françaises… Quitte à se teindre et se défriser les cheveux, ou à s’habiller et à parler comme des Français. C’était très important qu’il n’y ait aucune trace de là où on vient…
Comment avez-vous pu apprendre le portugais ?
C’est très complexe dans la mesure où à la maison, la langue portugaise était interdite. Il était formellement interdit de parler portugais. Ma mère avait deux frères qui l’ont rejointe plus tard et qui étaient devenus les hommes de la maison. Le portugais était alors interdit parce que c’était la honte : être portugais signifiait venir chercher à manger, voler le pain des Français… Donc, on se devait de parler français, d’apprendre les habitudes françaises, la culture française et d’oublier qu’on venait du Portugal, oublier qu’on était Portugais, quitte à se teindre les cheveux, quitte à se défriser, à s’habiller comme des Français, parler comme des Français, c’était très important. Ce qui est paradoxal, c’est que par ailleurs, quand je disais que l’immigration de cette époque-là, années 50-60, se faisait par réseau, comme ma propre famille s’était installée dans la région, des dizaines de familles ont débarqué pendant des années, femmes, enfants, valises, jeunes, vieux… car nous étions devenu nous-mêmes un point d’accueil. Ce qui signifiait que tous les dimanches, après s’être occupé des animaux et après la messe bien sûr, c’était la fête portugaise. On parlait portugais, on dansait portugais, on chantait portugais et on s’échangeait toutes les nouvelles du pays, les lettres, les photos, tous les cancans… Le dimanche était aux Portugais mais dans la semaine, on était aux Français.
Vous avez donc découvert la culture portugaise ?
Au travers de ces dimanches ? Oui et puis à travers les femmes parce que comme on était pauvre, même en France, on faisait le beurre, on faisait le fromage, on faisait le poulailler, on faisait les bêtes, on faisait le potager et les conserves pour l’hiver… c’était une vraie ruche ! Toutes les femmes venaient et elles ne parlaient qu’en portugais, de leurs histoires de cœur surtout car la plupart étaient enceintes systématiquement. Il y avait beaucoup d’enfants car la contraception était interdite. Tout était commandé par Dieu, on ne pouvait pas dire non à un homme. Des familles avaient jusqu’à 18 enfants…
J’ai donc appris le portugais lors de ces réunions, un peu comme le patois car elles ne parlaient pas le vrai portugais. Puis je me suis prise d’amour pour cette langue, en dépit du fait qu’à l’école, à 10 ans, j’étais quand même considérée comme la « portos » parce que j’avais les cheveux frisés et épais… Le regard des autres était très dur. Très dur d’une part parce que je n’avais pas de père et que j’étais donc une bâtarde, et parce que j’étais portugaise et portugaise ça voulait dire pauvre, et pauvre à l’école cela signifiait que tous les vêtements que l’on avait, c’était des vêtements que portaient avant les riches et que ma mère et ma tante raccourcissaient, raccommodaient, etc. Et l’on entendait régulièrement les autres filles de l’école dire, « Tiens, ça c’est marrant, c’est ma tante qui me l’a offerte, c’est ma robe… » C’était humiliation sur humiliation, avec des scènes d’une grande cruauté où l’on se faisait traiter de « portos ».
Quelle vision aviez-vous du Portugal, aviez-vous envie d’y retourner ?
Toute la famille était dans la nostalgie du pays, et en même temps, elle ne comptait pas y revenir, elle ne voulait plus avoir à faire avec ce pays. Mais les hommes, dont mon oncle, revenaient régulièrement au Portugal, une fois par an minimum et là ils revenaient avec la valise en carton pleine. Il y avait plein de choses qu’il n’y avait pas ici… comme ce que l’on appelait le « cordon », une sorte de collier en or rouge qui venait je pense de ce que l’on nommait « les Afriques », c’est-à-dire l’Angola mais qui était beaucoup moins cher qu’en France. Ça pouvait être aussi une petite gourmette, une petite chaîne, des foulards, des reliques de saintes et surtout, il rapportait de la musique, de la musique folklorique, chansons d’amour déchirantes. Je me souviens quand on écoutait ça le soir, quand on faisait les conserves, les femmes prenaient le balai et dansaient avec le balai et bien sûr on pleurait… L’image du Portugal était celle de la mélancolie puis en même temps, celle d’une vie complètement différente d’ici. Je rêvais de ce pays, je rêvais et j’en avais honte en même temps. Je me disais que j’avais honte d’être portugaise, que je n’étais pas normale, j’étais pauvre, etc.
Comment s’est passé votre vie après l’école ?
Je voulais absolument savoir lire et écrire et j’étais déterminée à faire des études. Sauf que dans nos familles, les études étaient extrêmement mal perçues. A l’âge de 10 ans, j’étais première à l’école, je voulais tout apprendre et je voulais être excellente parce que j’étais fille de Portugais donc fille de pauvre et je voulais être meilleure que les filles de riches… Je devais rentrer en sixième sauf que, en tant que portugaise et n’ayant pas la nationalité française, je ne pouvais donc pas avoir de bourses.
Mes parents ne pouvaient pas payer ces études. Il a donc fallu que l’on fasse les démarches de naturalisation. Comme je n’avais pas de nom, ou plutôt que l’on ne pouvait pas le justifier, il a fallu qu’un homme parte au Portugal chercher les documents pour essayer de prouver que j’étais bien la fille de ma mère. Tout a pris beaucoup de temps, et il a fallu ensuite faire accepter aux hommes de la maison que je puisse aller à l’école parce que la grande hantise de tous les Portugais immigrés et illettrés était le fait que lorsqu’on allait à l’école, on ne croyait plus en Dieu, et si on ne croyait plus en Dieu, on allait partir en enfer…
Dans ma famille, d’un côté ils étaient très fiers que je réussisse mes études. Mais d’un autre côté, j’avais trahi parce que je devenais « l’intelligente »… Et à partir de là, mes rapports avec les hommes et les femmes de toute la communauté portugaise ont changés.
Il ne fallait donc pas faire d’études mais mon institutrice est intervenue et a fait tout un tas de démarches pour que je puisse rentrer en sixième. J’ai enfin été accepté et je suis devenue pensionnaire, car mes parents habitaient trop loin, sans moyens de locomotion. Pour moi, c’était un monde complètement nouveau car j’habitais au milieu des bois et je n’avais pas l’habitude de voir autant de jeunes autour de moi, des jeunes de la ville qui me paraissaient extrêmement délurés…
Les filles allaient prendre leur douche en petite culotte et petite chemise, c’était quelque chose qui me paraissait scandaleux parce que le corps était tabou… je n’avais jamais vu le corps de ma mère nu ou le corps d’un homme nu ou même en short, je ne m’étais jamais mis en short et je ne savais pas nager parce que le maillot de bain était une provocation envers les hommes… Paradoxalement, mes parents étaient très fiers de la réussite de mes études mais par contre, je trahissais quelque part la filiation en devenant « l’intellectuelle ». Et à partir du moment où je suis devenue « l’intellectuelle », mes rapports avec les hommes et les femmes de toute la communauté portugaise ont changé.
Vous étiez vraiment la seule de cette communauté à partir à l’école ?
Non, je n’étais pas la seule mais on était très peu nombreux je pense. A l’époque, on passait le certificat d’étude, le BEPC et le plus souvent, on arrêtait les études. Par la suite, j’ai rencontré d’autres femmes de mon âge qui avaient eu le même parcours mais dans toutes les familles portugaises que je fréquente, je ne connais pas une fille qui a fait des études universitaires en étant du même milieu social que moi.
Saviez-vous ce que vous vouliez faire plus tard, en poursuivant ces études ?
Non, mais moi j’étais affamée de connaissances, passionnée par la découverte d’autres pays, d’autres gens qui pensaient autrement, d’autres langues, d’autres musiques… je suis devenu boulimique, je voulais tout voir, tout connaître, je voulais voyager, rencontrer des gens, voir d’autres cultures, lire, écrire, voir des films… Je voulais rattraper tout le vide culturel qu’il y avait chez moi, parce que à la maison, il n’y avait pas un livre, pas une image, pas une photo, tout était pratique, je veux dire qu’il n’y avait aucune décoration rien dans le sens de faire rêver, de questionner, etc.
En 1974, comment avez-vous vécu la révolution des Œillets ?
La fierté d’être portugaise est venue à l’âge de dix-sept, dix-huit ans, au moment de cette révolution des Œillets. J’étais très fière d’être portugaise parce le Portugal avait fait sa révolution sans victimes. Pour ma famille et pour tous les immigrés que je connaissais ici, au contraire, c’était l’horreur. Cela signifiait que « les rouges » allaient débarquer, saccager les églises, tuer les vieux… on ne pouvait pas imaginer un mieux, on pensait à la terreur, on avait peur de tout parce que les révolutionnaires étaient là. Moi, j’étais très fière de la révolution et donc j’ai voulu aller au Portugal à ce moment-là. J’ai découvert le pays pour la première fois. Les gens se moquaient de mon accent du nord du pays, de la région de Tras-os-Montes, parce que le Nord était vraiment considéré comme le bout du monde avec la montagne et les cailloux, un coin vraiment perdu… J’ai entendu parler de Salazar juste à cette époque, avant, je n’en savais rien, on n’en parlait pas. C’était un moment extraordinaire, j’avais 20 ans et je voyais des Portugais, Cubains, Angolais, Allemands qui débarquaient dans le pays. On était convaincu que quelque chose d’extraordinaire était en train de se passer et puis moi, je découvrais tout, l’idéologie, la révolution mais aussi le pays lui-même.
J’avais 20 ans, j’étais au Portugal et je voyais Portugais, Cubains, Angolais, Allemands, bref tout le monde, débarquer dans le pays. Des jeunes en stop, avec le sac à dos, vaillants comme ce n’est pas permis… Tous ces jeunes qui avaient soif de liberté et plein de rêves…
Vous avez pensé y rester à ce moment-là ?
Oui, j’ai pensé y rester car en plus c’était en été, le moment où tout est beau, tout est facile. Mais bon, il ne fallait quand même pas confondre tourisme et immigration… les jeunes en France me correspondaient plus, quelque part, j’étais plus française que portugaise. Je suis donc restée quelques mois avant de revenir. Puis j’ai quitté l’école parce que je ne pouvais plus continuer financièrement, mais je m’étais dit qu’un jour je reprendrais des études. Et une année, je me suis retrouvée à 28 ans au chômage, c’est la seule fois où cela m’est arrivé. C’était presque le bonheur, parce que j’avais du temps. Je me suis donc inscrite à l’université, en portugais et en espagnol, et là j’ai découvert l’histoire du Portugal, la vie au Portugal et j’ai pu poser un autre regard sur ma famille et notamment sur les femmes portugaises.
De fait, en grandissant, avez-vous essayé de parler avec votre famille du regard que vous aviez sur le Portugal, des manières de concevoir la vie au pays, et la révolution qui vous opposait ?
Il n’y avait pas de conflits mais dès l’âge de vingt ans, le fait que j’étais partie, que je travaillais et que j’avais fait des études, cela avait créé un fossé entre nous. J’étais la fille que l’on acceptait, mais qui était tout de même bizarre : bizarre parce qu’elle ne voulait pas se marier, parce qu’elle parlait portugais, parce qu’elle aimait le Portugal, parce qu’elle avait des connaissances que l’on n’avait pas, parce qu’elle n’avait pas d’enfants, parce qu’elle n’en voulait pas… Quand on est femme portugaise de la génération de ma mère, le fait de ne pas vouloir d’enfant est vraiment terrible, c’est un peu la négation de la vie
Par ailleurs, je ne crois plus en Dieu, je ne peux donc être que quelqu’un que l’on reçoit par devoir. En évoluant, au fil des années, je me suis rendue compte qu’en fait, ils avaient peur. Ils avaient peur de moi, les hommes avaient peur de moi. Là, j’étais drôlement contente parce qu’ils m’avaient tellement terrifié quand j’étais petite que j’avais l’impression de prendre ma revanche. Les hommes de cette génération-là étaient vraiment des coqs, très machos, qui avaient tous les droits et les femmes étaient vraiment humiliées, à tel point que quand il y a eu la révolution des Œillets, il faut savoir que l’une des premières lois qui a été promulgué, c’est l’obligation de reconnaissance de paternité pour les femmes qui le souhaitaient. Il y avait tellement d’enfants qui n’étaient pas reconnus par leur père que ça posait un vrai problème.
Ensuite, il y a eu un rapprochement avec ma mère qui a été très difficile parce que moi, je revendiquais le fait que j’étais portugaise et il n’y avait pas de honte à ça et au contraire, on avait des choses à partager avec les Français. Petit à petit avec ma mère et ma tante, un dialogue s’est instauré où l’on a pu parler des femmes portugaises et par exemple, du fait qu’elles s’habillaient toujours en noir. Pourquoi est-on toujours habillée en noir ? Cette espèce de deuil que l’on porte de mère en fille, cette peine qu’ont les femmes de cette génération à exister, où tout nous est interdit et tous nos rêves sont écrasés… Peu à peu, elles ont pu me parler de leurs rêves, quand elles étaient jeunes, de ce qu’elles vivaient ensemble, de la souffrance et du fait que quelque part, aujourd’hui, elles m’enviaient tout en ayant peur pour moi, de ce que l’on représentait, notre indépendance etc.
Les femmes portugaises me parlaient de leurs rêves de jeunesse, de la souffrance endurée, mais aussi du fait que, quelque part, elles m’enviaient, pour mon indépendance, mon parcours, etc.
Revenez-vous souvent au Portugal maintenant ?
Presque tous les ans. Je pense que je connais à peu près tout le Portugal, il me reste encore de la famille là-bas. Maintenant, je reviens souvent dans le Nord peut-être parce que j’arrive à un âge où l’on a envie de se rapprocher de ses racines. Je suis restée une semaine dans le village de mon père du côté de Bragance, j’avais envie de sentir ce que c’était que la jeunesse à cette époque-là, dans les vestiges de ce village. Mais aujourd’hui, ces villages sont désenclavés, c’est-à-dire qu’il y a des routes, les rues sont pavées, ce n’est plus de la terre battue, c’est une juxtaposition entre les maisons des immigrés qui sont des maisons en béton, très grandes, avec deux ou trois garages, des grandes pièces, et à côté les maisons d’autrefois, qui sont abandonnées, mais qui sont extrêmement belles, avec des colombages en bois.
Dans le village de ma mère, on mettait les bêtes au rez-de-chaussée, et cela permettait de chauffer la maison qui se trouvait à l’étage. Il y avait un balcon et pour faire tenir les murs, qui étaient en espèce de torchis, on posait directement des troncs d’arbre, pas taillés… c’était très joli, très typique. Devant, on faisait une entrée avec un énorme rocher ou avec plusieurs pierres posées les unes à côté des autres, mais des pierres de très grandes tailles. Aujourd’hui, quand on revient dans ces villages, on trouve deux mondes, le monde d’hier et le monde d’aujourd’hui qui se côtoient y compris au niveau de l’architecture. Quand je suis là-bas, je suis confrontée au quotidien des gens qui ont des attitudes encore extrêmement conservatrices, extrêmement peureuses, sur le modèle américain. Ça me révolte et je suis mal…
J’ai besoin d’y aller et en même temps, je ne m’y reconnais pas et eux ne me reconnaissent pas non plus ; je suis fille d’émigrés, ils sont contents que je parle leur langue, que je m’intéresse à eux, et parallèlement, je suis pénalisée par le fait d’être française, d’avoir fait des études, d’être d’ailleurs… On ne trouve jamais sa place. Le frère de ma mère, qui revenait régulièrement au Portugal, a souhaité à l’âge de 75 ans, revenir mourir dans son pays. On a fait tout son déménagement jusqu’à Fatima, où il a atterri, dans cet endroit qu’il ne connaissait pas, mais qu’il avait choisi car il était très catholique. Il avait décidé de partir définitivement. Au bout d’un mois et demi, j’appelle chez moi et au lieu de tomber sur ma mère je tombe sur son frère, mon oncle… je lui dis :
« – Mais qu’est-ce que tu fais là ? »
« – Eh bien, euh, je suis revenu… »
« – Comment ça ? T’es revenu ? Tu m’avais dit que tu déménageais définitivement ! »
« – Je suis revenu parce que c’est plus pareil… »
« – Qu’est-ce qui n’est plus pareil ? »
« – Eh bien, on ne mange plus pareil ! »
Ce qui voulait dire que ce n’était plus la nourriture de l’époque de sa jeunesse… en réalité, tout avait changé dans le pays et il ne s’y reconnaissait plus… il a fait passer ça sur la nourriture… Moi aussi, je suis dans cette situation. Je suis très mal à l’aise quand je vais au Portugal. Quant à la communauté d’ici, la honte d’être portugais est toujours inscrite… par rapport aux autres Portugais que je connais. Quand on dit que l’on est portugais, entre nous, il y a des signes de reconnaissance. Mais il y a le bon Portugais et le mauvais Portugais et le bon Portugais c’est celui qui est travailleur et qui ferme sa gueule.
À partir du moment où on a choisi un autre parcours, comme le mien, on n’est pas vraiment bien perçu, on n’est pas bien accepté. Donc, moi, je me retrouve avec des Portugais de ma génération qui ont eu, à un moment donné, une rupture avec leur milieu. Aujourd’hui, on est plus en rupture et non pas en harmonie… on se rencontre, on peut se parler, mais ça reste en surface.
Aujourd’hui, quelles sont vos activités ?
Je suis linguiste, car le travail sur les langues m’a très vite passionnée. Je suis devenu auteur de logiciels en linguistique. Aujourd’hui, j’ai 54 ans et j’ai décidé de réaliser mes rêves c’est-à-dire, qu’avec mes droits d’auteur, je peux me permettre de me consacrer à l’écriture exclusivement.
Les femmes portugaises espéraient toutes qu’au Portugal il y ait la même évolution, en disant, « Non mais ça ne peut pas continuer, les hommes tyranniques comme ça ».