Boulevard des Potes
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec M. Chaoui (Boulevard des Potes), avait été réalisé le 20 janvier 2014, à Bordeaux. Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur le bouton ci-dessous.
Fara POHU – Pouvez-vous raconter ce qui vous a amené à vous engager, à devenir militant ?
Abdou CHAOUI – Mon parcours est lié à la fois à une prise de conscience d’un certain nombre d’injustices en étant jeune et en même temps à des rencontres. Mais c’est aussi les rencontres qui ont amené à améliorer la prise de conscience.
Alors, c’est quoi ces rencontres ?
En 79, j’ai quitté le Maroc pour étudier en France à l’âge de dix-neuf ans. C’était une période d’aspiration au changement. La gauche n’était pas encore au pouvoir. J’arrive sur le campus universitaire de Bordeaux où il y avait une dynamique de débats et d’enjeux importante. Il y avait un mouvement syndical très fort et des étudiants très politisés à la fois au niveau national et international. Le conflit israélo-palestinien y était traité, le Chili, le Nicaragua, l’apartheid…
Et Bordeaux, c’était pour quelle raison ?
Parce que j’avais eu un enseignement français et que je dépendais de l’académie de Bordeaux.
On ne choisit pas sa cause. On est interpellé.
D’accord. Et au milieu de ce foisonnement politique et militant des étudiants, comment on s’investit ? Comment on choisit sa cause ?
On ne choisit pas sa cause. On est interpellé. Je m’inscris à la faculté de droit-sciences économiques et à cette période-là, il y avait une forte mobilisation de la droite et de l’extrême-droite étudiante sur le campus. Le GUD (Groupe Union Défense) comme bras armé et l’UNI (Union Nationale Interuniversitaire) comme fraction politique étaient importants. Pour pouvoir exister, il fallait choisir un camp. Je me suis trouvé naturellement avec les étudiants de gauche membres de l’UNEF (Union Nationale des Etudiants de France), UNEF-ID (Indépendante et Démocratique) et UNEF-SE (Solidarité Étudiante), deux grands syndicats étudiants. Et par l’appétence et la rencontre de ces groupes-là, l’intéressement à la question de l’acteur, puisque s’étaient mises en place des élections universitaires, je me suis retrouvé sur une liste élue. Et à partir de là, j’ai été mandaté pour amener des débats et des plateformes sur l’ouverture du cursus universitaire ou le mode de sélection…
Ça a commencé par une rencontre, une acceptation d’être utile.
Donc, à l’époque, est-ce que c’est un investissement de tous les instants ? Ça part sur quelque chose de très très fort ?
Non. Ça a commencé par une rencontre, une acceptation d’être utile. Et après les choses sont venues au fur et à mesure. Je n’étais pas membre d’un parti politique. J’étais un étudiant concerné par la vie politique. Puis j’ai commencé à m’intéresser à la mutuelle, et je suis devenu président de la MNEF, Mutuelle Nationale des Etudiants de France. Je suis passé à une autre prise de conscience sur le monde de l’économie sociale et solidaire par rapport au monde de l’économie libérale. Il y avait deux mutuelles : une qui se voulait de gauche, la MNEF et la SMESO (Société Mutualiste Étudiante du Sud Ouest) qui était de droite. Il y avait ces courroies de transmission qui existaient dans le milieu étudiant en 79-80.
Et avant ça, quand vous étiez au Maroc, vous n’aviez pas jusqu’alors… ?
Non, pas particulièrement. J’étais milieu moyen où on avait de la lecture, donc avec un peu les traits, mais sans plus. Pas de conscience politique avec les éléments réels. C’est la rencontre avec la philosophie qui commence à questionner sur les systèmes, comme chaque adolescent qui découvre les sciences humaines, qui rencontre, qui se révolte aussi par rapport à ses parents, des choses classiques. C’est dans le milieu étudiant où les choses se sont révélées, par la rencontre et en réaction. Quand vous arrivez dans un pays étranger que vous imaginez hospitalier, et que vous trouvez de l’hostilité, ça vous amène à faire des choix.
Vous arrivez avec quelles attentes ?
Verlaine ! Toute la culture française dans laquelle vous avez baigné en dehors de l’hexagone. Vous idéalisez. On ne s’imagine pas.
C’est brutal ?
C’est pas brutal mais c’est vécu.
Pour moi, c’est un bonheur le combat politique. Ça m’a donné beaucoup. Ça m’a amené à aller vers les autres, à essayer de transformer les choses, à peser.
Et est-ce que l’action politique aide à trouver sa place et à avancer?
Absolument. Pour moi, c’est un bonheur le combat politique. Ça m’a donné beaucoup. Ça m’a amené à aller vers les autres, à essayer de transformer les choses, à peser. Plus je prenais de l’âge, plus on me disait : “Tu vas voir à un moment tu vas accepter l’ordre établi” . Pourtant, je suis encore plus animé par les combats et les injustices qui progressent.
Est-ce qu’il n’y a pas une part de cynisme qui s’instaure en se disant qu’on n’arrive pas à changer les choses parfois ?
Non, parce qu’on ne change pas les choses fondamentalement mais on y participe. On ne peut pas dire qu’on n’y participe pas et qu’on est dans le cynisme. Ça dépend sur quoi on pèse. Il faut avoir la modestie des combats. Rien n’est gagné indéfiniment. Rien n’est perdu indéfiniment. Il faut rester en permanence mobilisé. C’est ça qui m’anime. On a gagné certains combats et les choses avancent. Ça n’ avance pas comme on aurait voulu, mais ne s’arrête pas. La société est toujours en mouvement. Il n’y a pas de cynisme à attendre. Il n’y a pas d’idéal. Il n’y a pas un but qui n’est pas atteint. On est sur des choses qui avancent, qui reculent, mais qui avancent quand même.
Donc, si on revient à votre parcours, les années étudiantes sont marquées par cet investissement. C’est combien d’années ?
Le milieu UNEF-ID, c’est de 79-80 jusqu’à 83. Et de 83 jusqu’à 86, la MNEF. Entre-temps, SOS Racisme.
Alors, qu’est-ce qui s’est passé avec SOS Racisme ?
J’ai rencontré le groupe de Julien Dray, la question socialiste, qui regroupait des jeunes venant de la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire), ou du PS (Parti Socialiste). Leur groupe est ensuite devenu la gauche socialiste avec Mélenchon. Je me rendais alors compte que les liens entre la faculté et les milieux des quartiers n’étaient pas si évidents que ça. Il y avait même une condescendance du milieu étudiant envers les quartiers populaires. On a réfléchi à l’organisation de soutien scolaire à Fort Manoir et à Thouars : mettre des ponts entre ces populations. Puis, est venue au devant la scène la condition sociale ouvrière lors de la médiatisation des conditions de travail des ouvriers marocains de l’industrie automobile. A l’époque, le patronat français allait recruter au Maroc des ouvriers qu’il amenait ici sur des camps. Leurs conditions dans la chaîne n’étaient pas celles du droit commun. Les syndicats étaient alors des syndicats maison, propres à l’industrie automobile, issus des années 45, qui accompagnaient l’industrialisation de la France. Ils n’avaient pas le rôle actuel des syndicats : ils accompagnaient la production. Ils avaient des interprètes et participaient au recrutement. La séparation entre l’ouvrier spécialisé, Maghrébin, et l’agent de maîtrise, Français, était très nette. Les lois Auroux en 81 ont amené une égalité de traitement notamment sur le plan du droit de vote aux élections prud’homales, du droit à devenir délégué syndical ou encore sur l’accès à la sécurité sociale.
C’était en quelle année ?
81. Il y a eu une prise de conscience. Mais elle s’est télescopée avec une crise économique importante et un chômage de masse. Et donc la syndicalisation est née avec des licenciements massifs, ce qui a provoqué des crispations importantes avec des grèves, notamment celle de Talbot à Poissy. La médiatisation de cette affaire a soulevé l’indignation même au sein des partis de gauche : “Comment peut-on bloquer une chaîne ? Et qui sont ces gens-là pour toucher économiquement le pays ?” Jusqu’à ce que Pierre Mauroy dise : “Ce sont les islamistes qui sont derrière”. Le mouvement social a été partialisé. C’est une époque complexe où la gauche est au pouvoir et où elle est en panne économiquement, où la droite et l’extrême droite passent des accords. La gauche perd des élections municipales en 83 et une partie commence à tenir un discours xénophobe. Puis, il y a eu l’affaire des bulldozers de Vitry : le maire communiste a demandé à détruire un bidonville de maghrébins. C’était un discours “à la Rom” d’aujourd’hui. Donc il y avait la montée du Front national, une montée de crime raciste envers les jeunes, une stigmatisation d’une population ouvrière qui manifestait. C’est dans ce contexte que la question de l’antiracisme est devenue une urgence. Les précurseurs de SOS Racisme sont un groupe d’étudiants qui tentent en cette époque sombre de faire de la politique, de peser à gauche et qui se rendent compte des limites d’une gauche dotée de plein de bonnes intentions mais confrontée à la réalité économique, à des conflits sociaux, à l’émergence d’une partie d’une population qui demande à être reconnue et qui attend énormément de la gauche.
C’était plus une marche réactive par rapport à ce qui se passait en disant : “Vous pouvez pas nous traiter indéfiniment comme ça”.
Et pourtant, SOS Racisme et le PS sont étroitement liés ?
C’est plus compliqué que ça. C’est lié et ce n’est pas lié. Le groupe à l’origine de la création de SOS Racisme a réfléchi à la façon de contrer le Front national et à celle de faire une digue, un cordon sanitaire contre ces idées. Et il y a eu le discours de Chirac, lors des élections municipales à Dreux en 83, favorable aux alliances. Alors pourquoi pas ? Le discours dominant, même à gauche, était xénophobe. Ce groupe conscientisé réalise l’urgence de réfléchir à une façon de contrer ce mouvement : durant l’été 83, il y a eu plus de vingt crimes racistes. A ses côtés, des forces de gauche qui désespéraient et des associations telles que le MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples), la LICRA (Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme), FASTI (Fédération des Associations de Solidarité avec Tous les Immigrés), la Ligue des Droits de l’Homme restaient davantage observateurs qu’acteurs avec un discours attentiste : “C’est la crise économique. Il faut des boucs émissaires. Ça passera ». C’étaient les limites du combat antiraciste de masse. Il manquait d’alliés pour un rapport de force. D’autant plus qu’entre la gauche et l’extrême-gauche, il y avait des conflits sur des questions internationales telles que l’Afrique du sud ou la Palestine. Il n’y avait pas de possibilité de faire converger des combats communs. Donc SOS Racisme s’est créé. La marche pour l’égalité de 83 a été initiée sur un cri de cœur lié aux crimes et à la maltraitance, sur une demande à ce que ça cesse. Ce n’était pas une marche qui avait envie de structurer ni de donner un débouché politique. C’était plus une marche réactive par rapport à ce qui se passait en disant : “Vous pouvez pas nous traiter indéfiniment comme ça”.
Mais les jeunes développaient aussi une conscience : “C’est en tant qu’arabes qu’on nous tue”. Donc on rentrait dans un discours assez communautariste. Certains travaillaient, notamment le père Delorme et le pasteur qui travaillait à la CIMADE à Lyon, au plus près de ces populations, et avaient à créer un mouvement qui interpelle la société et l’opinion sur cette réalité. C’est comme ça que la marche a été faite, avec le soutien de Georgina Dufoix qui était ministre des affaires sociales. Quand ce mouvement est arrivé à Paris, les gens ne revendiquaient pas une organisation. Ils demandaient l’égalité de traitement. Mais c’était de l’indignation et non un programme travaillé, réfléchi et proposé. Et pour nous, c’était une lueur d’espoir, parce que dans la société, on ne voyait pas beaucoup de choses bouger. Donc c’était le premier élément déclencheur de quelque chose de positif dans la société. Aujourd’hui le terme “beur” est très décrié, mais à l”époque, il était plutôt reçu comme une sympathie, un terme verlan rappelant le jeune intégré dans la société française. C’était un concept-valise comprenant les Franco-maghrébins, les Français issus de l’immigration et les étrangers. Aujourd’hui c’est remis en cause, déconstruit et à juste titre. Si des mots existent c’est parce qu’ils correspondent à une réalité de leur époque.
La marche est devenue “la marche des beurs” mettant en avant une partie de la société qui a grandi ici et qui n’est pas prise en compte. La marche a notamment été à l’initiative de SOS Racisme : Julien Dray, Harlem Désir et Didier François, journaliste à Libération et à Europe 1, aujourd’hui détenu en Syrie, étaient parmi les jeunes qui réfléchissaient aux réalités sociales et aux forces en présence. Ils ont initié les mouvements sociaux, à la trotskiste, puisqu’ils venaient de la LCR.
Donc cette mobilisation, elle s’est faite surtout à Paris au départ ?
Absolument. Elle n’était pas pour structurer les quartiers ou représenter les jeunes issus de l’immigration. Elle était contre le Front national et le racisme. Le Front national avait réussi à fédérer de vieilles familles, à la fois catholiques et païennes qui historiquement ne se rejoignaient pas, autour de la xénophobie, de la montée d’un sentiment national, de la réduction de l’autre et des questions européennes. Et il croissait électoralement. Face à ce danger, l’idée principale de SOS Racisme était : pour être antiraciste, il ne faut pas que les gens aient des positions sur tout. Il ne faut pas être socialiste ou communiste, avoir une position sur le Nicaragua, la Palestine et Israël. Il faut un point commun et le reste appartient aux gens. Il faut prendre en compte les gens dans leur pluralité et leur singularité identitaire, tout en se disant que sur cette question, on ne lâchera pas. Le signal “Touche-pas à mon pote” tel qu’il a été lancé à l’époque, était ce signe de ralliement de tous les antiracistes, comme point minimum et non comme point maximum. On ne demandait pas aux gens d’être de grands militants et d’avoir tout compris, mais de dire : “Je ne veux pas que l’autre soit touché dans sa dignité“.
Donc, il y avait cette action phare qui était “Touche pas à mon pote” et qu’est-ce qui a été mis en place par ailleurs ?
A un moment, une volonté de politique publique sur la question du racisme a été posée. Mais l’histoire avec le PS a été compliquée. On a pesé sur le PS, qui était le parti au gouvernement. Sauf que les choses ne se sont pas passées comme on le pensait. L’organisation politique du PS a aussi ses logiques, ses réalités et ses propres ambitions. Cette question était intéressante d’un point de vue de faire-valoir mais pas d’un point de vue de transformation sociale. Et c’est tout le débat qu’il y a eu au sein du PS, entre cette fraction de SOS qui est rentrée pour la plupart au PS et les autres. Harlem Désir n’était pas au PS. Jusqu’en 89 il était parti avec Brice Lalonde monter une liste aux Européennes.
De mon côté, j’ai commencé à militer en 83-84. Mais j’ai pris ma carte bien après. Au début, j’en étais proche. J’accompagnais et regardais comment les choses se passaient au sein de ce parti. Mais on s’est vite rendus compte vite qu’il y avait un malentendu, que tout le monde n’était pas en possibilité d’accepter ce débat y compris en interne. Tous étaient contents d’afficher et de porter le badge, mais tous ne souhaitaient pas mettre en place une politique. Et les choses se sont crispées quand on a commencé à parler de racisme au quotidien et non de racisme d’indignation. SOS Racisme a pesé sur 83-84, mais il a pesé surtout en 86. Quand la droite a gagné entre 86 et 88, SOS Racisme avec Isabelle Thomas et l’UNEF ont créé un mouvement contre Devaquet et Pasqua. C’était encore une droite assez revancharde sur la question de l’immigration, qui a modifié le code de la nationalité et est revenue sur la carte de dix ans, des choses qui étaient acquises après avoir mené un long combat. Donc il a fallu peser. Et en 88, quand la gauche gagne à nouveau, on se rend compte que ces questions sur lesquelles on a pesé pour que la droite recule, la gauche ne les a pas fait avancer.
C’est l’année où nous avons réalisé les limites de cette stratégie de peser de l’intérieur. Tapie a été nommé ministre de la ville pour donner une réponse à ce combat, qui n’était pas à la hauteur des difficultés et des problèmes posés. SOS Racisme a essayé de peser avec ses moyens lesquels sont assez faibles. L’association a un budget de fonctionnement qui n’est même pas l’équivalent d’un centre social de quartier. Ca n’a jamais dépassé quatre cent mille euros nationalement. Ici, le CALK (Comité d’Action Lafontaine Kleber), c’est quatre fois le budget de SOS en fonctionnement. SOS a été une grande organisation en termes médiatiques. Son identité médiatique dépassait son identité structurelle. Elle pesait par ses réflexions et par ses combats mais elle est la moins fournie des associations anti-racistes de l’époque. Par contre, elle avait des évènements qui faisaient beaucoup parler d’elle : des concerts où il y avait cent mille, deux-cent mille personnes. Par ailleurs, on reproche à SOS Racisme de ne pas avoir fait la part belle aux jeunes issus de l’immigration. Elle a fait la part qu’il fallait. Elle s’intéressait davantage à la création d’un mouvement générationnel, non communautaire, lié à une réalité de quartier, transversal dans toute la jeunesse du pays.
C’est ce qui explique pourquoi il y avait des jeunes issus de l’immigration maghrébine et des jeunes qui n’avaient rien à voir avec cette histoire, mais qui étaient conscientisés sur cette réalité. Et on a inclus une Union des étudiants juifs de France qui était une organisation laïque. A l’époque, on ne pouvait pas connecter la question de l’antisémitisme à la celle du racisme. Et y compris pour le Front national qui faisait un tri entre les deux. Et y compris pour une partie des organisations juives, gardiennes d’une mémoire, qui ne se sentaient pas concernées par ce racisme. Or il concerne toute une génération. Il fallait demander à toutes les composantes qui pesaient dans la société française de travailler ensemble sur cette question. Puis, en 88, SOS Racisme s’est posé la question s’il ne fallait pas qu’elle crée un mouvement politique. Mitterrand a alors joué un jeu en disant : “Non, restez, on vous donnera toute la place”. Et je pense qu’on s’est fait avoir. Mais je le dis entre guillemets. Julien Dray a alors estimé qu’il n’y avait plus rien à faire avec ces gens-là et qu’il fallait devenir autonomes. Mais les statistiques des européennes plaçaient SOS à neuf ou douze pour cent de l’électorat. Donc on s’est rendus compte des limites du combat antiraciste associatif par rapport aux mouvements politiques, y compris en termes d’intelligence et de travail, avec la nouvelle droite autour de la revue Eléments avec Alain de Benoist, qui était très charpentée.
Nous souhaitions une inscription sociale de la lutte contre le racisme dans le quotidien et non rester sur des manifestations d’indignation.
Donc, qu’est-ce qui se passe en 88 quand vous travaillez ? Que devient SOS Racisme une fois qu’on décide de le garder en tant qu’association ?
La solution de l’intérieur – ce qu’a essayé Julien Dray avec la gauche socialiste, Marie-Noëlle Lienemann, Mélenchon – a explosé en vol. Les enjeux d’appareil ont pris le pas sur les réalités. Aujourd’hui, Mélenchon a le front de gauche. Chacun a eu son parcours. Harlem qui était parti avec Brice Lalonde, a fait l’expérience que rien ne pouvait se créer comme ça, spontanément. Une partie de SOS a suivi Kaissa Titous, une des leader de la marche des beurs, qui est devenue directrice de campagne de Juquin, un rénovateur communiste qui a créé une liste en 88. Donc SOS Racisme est devenu un lieu très politisé mais a été confronté à la réalité politique et aux organisations de gauche. L’association s’est préservée même si les départs en politique de chacun l’ont affectée. Puis, les transpositions des directives européennes l’ont amené à transformer la question du racisme au quotidien en lutte contre les discriminations. Jusqu’en 88, c’était inaudible : cette lutte n’était pas un élément de politique. Puis, en 90, la création du Boulevard des Potes s’est faite là-dessus. Avec certains membres, nous avons quitté SOS. Nous souhaitions une inscription sociale de la lutte contre le racisme dans le quotidien et non rester sur des manifestations d’indignation. On s’est rendus compte que ça minait énormément le vivre-ensemble. Ce n’était pas que le racisme affiché, c’était l’inégalité de traitement. Il fallait trouver une façon de faire société en sensibilisant et en professionnalisant la lutte contre les discriminations. On peut ne pas être raciste et discriminer. On peut être raciste et ne pas discriminer. La discrimination est devenue pour nous plus grave que la question du racisme seule. On peut aller à toutes les manifestations qu’on veut pour montrer notre compassion. Mais si on ne pèse pas sur le vivre-ensemble en transformant réellement l’égalité de traitement, tout ça c’est sympas mais ça ne suffit pas.
Mais comment on pèse là-dessus ?
Il y a des outils. L’inégalité de traitement, elle se traite d’un point de vue juridique. D’une part, ce n’est pas une opinion, c’est un travail. On a défini la discrimination directe, la discrimination indirecte. Les femmes sont payées moins que les hommes. Comment les homosexuels n’ont pas accès… Comment les gens, par rapport à leur couleur de peau ou à la connotation de leur prénom, n’ont pas accès à tel logement. Donc on rentre dans la réalité de ce que vivent les gens au quotidien, et pas simplement le racisme qui est l’élément idéologique, qui nous enserre dans un sentiment, un jugement de l’autre comme inférieur ou supérieur. La discrimination est un fait. Quand tu vas dans une boîte de nuit, qu’on ne te laisse pas rentrer parce que t’es arabe, c’est parce que t’es arabe qu’on te laisse pas rentrer. C’est pas simplement qu’on le pense. C’est qu’on le fait dans le réel. La question de la discrimination est quelque chose de très récent dans l’histoire de la France parce que la République, dans ses principes égalitaires, même si dans sa Déclaration universelle des droits de l’homme avait posé la question d’égalité de traitement, dans le réel, elle n’est pas traitée. Ça reste affiché mais ce n’est pas traité. Donc il y a eu depuis les lois de 2000 des transpositions de directives européennes qui s’imposent à la France. C’est pour ça qu’a été créée la HALDE (Haute Autorité de Luttes contre les Discriminations) et tout. Ce n’est pas une volonté. C’est parce que l’Europe nous a imposé un certain nombre de choses qui mesurent, qui construisent. SOS a mis en place les testings et a gagné de nombreux procès. SOS a gagné plus de procès que la HALDE.
Mais s’il y avait une volonté réelle, on se donnerait les moyens et les lois nécessaires pour créer une société où on vit ensemble.
Donc, ça passe par de la sensibilisation, du juridique ?
Du juridique, y compris de la mise en place de choses concrètes. Par exemple, aujourd’hui, si le Conseil régional commence à recruter par le CV anonyme, ce n’est pas par hasard. C’est parce qu’on s’est rendus compte que la question de la discrimination est systémique. Il n’y a pas un acteur mais plusieurs acteurs qui y participent à leur insu. Il y a des discriminations qui vous paraissent tellement proches qu’on n’y pense même pas. Quand les syndicats cooptent leurs enfants pour travailler l’été à la SNCF, c’est une discrimination. On se rend compte que la société discrimine mais à un niveau global. Le travail sur la discrimination est un grand chantier. Pourtant, à peine on a commencé à en débattre qu’on nous enferme dans le discours sur la diversité qui ne veut pas dire la même chose. La non-discrimination signifie : quels soient les couleurs de peau, les connotations, les prénoms, les sexes, l’orientation sexuelle, on doit traiter les gens de la même façon. Et c’est encore tabou. La lutte contre les discriminations n’est pas une politique publique. C’est un label d’affichage. Une politique publique c’est un agenda, des moyens et une évaluation. Aujourd’hui, il n’y a rien de tout ça. Donc, tout le monde se gargarise là-dessus. Mais s’il y avait une volonté réelle, on se donnerait les moyens et les lois nécessaires pour créer une société où on vit ensemble. En gros, cette question de discrimination elle vient nous dire quoi ? Dans les années 80, on a imposé le concept d’intégration aux gens issus de l’immigration. C’était en réaction à l’extrême-droite qui disait : « Ils ne s’intègrent pas”. Cependant, l’intégration met tout le poids sur l’individu qui doit laisser les normes et valeurs de son pays d’origine pour prendre celles du pays d’accueil. Mais pour des jeunes qui sont nés et ont grandi ici, les normes du pays d’accueil et d’origine sont les mêmes. Par contre, se pose la question de la place qu’on leur donne. Donc le problème n’est pas du côté des individus mais du côté de la société. Et la lutte contre la discrimination vient poser cette question.
Aujourd’hui, à Bordeaux, que fait le Boulevard des Potes pour œuvrer contre ces discriminations ?
Le Boulevard des Potes a été une des rares structures ici à amener cette question de la lutte contre les discriminations comme une réflexion d’outillage par rapport aux professionnels et à l’inter-médiation. Car il y a les publics, mais il y a surtout les services d’accueil de ces publics. Et donc, depuis maintenant une quinzaine d’années, nous avons sensibilisé énormément de personnes. Nous avons créé les référents de lutte contre les discriminations au sein de l’éducation nationale. Nous avons formé une partie des procureurs, des gendarmes et de la police. Nous avons aussi fait un travail avec la chambre des métiers et les CFA (Centres de Formations pour Adultes). Nous avons aussi travaillé avec les acteurs politiques de la ville comme les délégués de préfets. Donc il y a tout un travail très diffus dans différentes instances qui ont en charge les publics. Et il y a des connaissances méthodologiques et des compétences à acquérir. Par ailleurs, nous formons au brevet d’Etat d’animateur de quartier, d’une durée d’un an et demi en alternance, qui existe depuis dix-sept ans maintenant. On a aujourd’hui plus de trois-cent animateurs en poste en Aquitaine, qui ont été formés. Nous avons aussi réalisé un travail de sensibilisation en direction des scolaires, notamment lors de la semaine de lutte contre les discriminations et le racisme. On a créé le Cyber rallye, un concours où les gamins travaillent sur la question de la mémoire et la réalité des questions contemporaines. Enfin, il y a tout le travail autour du Boulevard en tant que tel : repas de quartiers et le lieu culturel. On a pas mal de documents qui servent d’outils pédagogiques pour différents lieux et structures.
Donc, ce travail associatif, c’est un levier fort. Est-ce que vous vous auriez aimé, ou est-ce que vous le faites déjà, intervenir à un niveau plus politique ?
Oui, la question du niveau politique, on essaie de l’amener puisque, par ailleurs, on gère la Fédération de la Maison des Potes dont Ahmed Serraj, qui est directeur ici, est le président national. Mais on se rend compte que c’est l’enfant pauvre aujourd’hui. C’est plus une variable d’ajustement qu’une préoccupation réelle. Quand on voit que la réforme de la politique de la ville, qui est à budget constant, doit s’occuper d’une inégalité de traitement territoriale liée à la pauvreté et non plus au quartier. On ne reste pas satisfaits quand les choses se font. Mais en même temps, on pense qu’on est sûr de perdre que les batailles qu’on engage pas. On continue à se battre.