Joël COMBRES
Joël COMBRES
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Les séquences

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Local d’Ancrage, Villeneuve-sur-Lot (47)
Date : 20 janvier 2014

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec M. Joël Combres (Ancrage), avait été réalisé le 20 janvier 2014, à Lormont. Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

Résumé de l’interview

FARA POHU – Est-ce qu’on peut vous faire parler de l’aventure Ancrage ? Comment ça a démarré et quel rôle vous y avez joué ?

JOËL COMBRES – C’est difficile de résumer en deux mots l’aventure d’Ancrage. C’est à la fois une histoire personnelle et professionnelle. C’est arrivé naturellement. Je suis d’une famille paysanne où l’on maintenait la tradition de l’assiette de soupe en bout de table pour les colporteurs qui passaient dans la région. Et j’ai été élevé chez des grands-parents où autour de la table, il y avait Victor le Polonais, il y avait Angelo et Nino l’Italien. J’ai eu une nounou qui était autrichienne et qui a immigré en France avec un passeport italien. Ma compagne est une estrémègne de la limite Portugal-Espagne, qui a été naturalisée française à l’adolescence. Et nos enfants, qui sont de nationalité française par leur filiation, sont également de nationalité espagnole par filiation avec un grand-père qui était un républicain espagnol réfugié en France en 1939. Donc, je dirais que les notions de métissages d’Ancrage, j’ai passé ma vie là-dedans. C’est aussi une évolution naturelle dans ma vie professionnelle puisque je suis journaliste. L’essentiel de ma carrière au sein des groupes Sud Ouest et ailleurs était de travailler dans la rapidité et sur des faits, sur l’écume du jour. Et à ce titre, j’ai travaillé avec les témoins des différents courants migratoires de la région. Je ne vous compte pas le nombre de reportages avec les Indochinois à l’occasion du Nouvel An, les portraits de républicains espagnols, d’ouvriers marocains sur le bassin de Fumel. Mais c’était toujours très rapide. Et, ça nourrissait une forme de frustration. Et les circonstances professionnelles et privées ont fait naître Ancrage en juillet 2002.

Mais, vous l’avez démarrée avec qui cette publication ?

Le Lot et Garonne est un Département d’accueil, de référent dans la profession. Le premier parrain d’Ancrage était Claude Julien, l’ancien patron du Monde Diplomatique, qui habitait à une trentaine de kilomètres, que j’avais eu l’occasion de rencontrer à titre professionnel, dans le cadre d’une association qui s’appelait “Chili demain”. Celle-ci avait pour but de réapprendre l’exercice démocratique à des Chiliens qui venaient en France pour voir comment fonctionnaient les mairies, les journaux et les associations. Et chez Claude Julien, la porte était toujours ouverte. Et on pouvait discuter et avoir des conseils. Jacqueline, son épouse, a joué un rôle très important. Claude Julien était aussi un membre éminent de la Ligue de l’enseignement. Et à ce titre, la démarche d’Ancrage était aussi liée. J’ai eu la chance aussi d’avoir comme parrain Jean-François Mezergues, qui était un ancien grand reporter à Sud Ouest, sous les ordres de qui j’avais travaillé et qui avait un regard très affuté de la géopolitique et des courants migratoires en Europe. Il a travaillé en Afrique et en Europe de l’est. Le troisième parrain c’était Pierre Sansot qui était un philosophe avec des racines lot-et-garonnaises. On a démarré très modestement avec Maïté Uruela, une ancienne consœur, l’ancienne directrice du “Petit bleu d’Agen”. Et on avait aussi ce souci d’adresser une forme de message politique, pour dire que le Lot-et-Garonne, ce n’est pas une terre de racisme tenue par le Front national, mais une terre d’accueil, qui doit sa survie démographique à des apports très importants d’immigrés venus du monde entier. Il y avait ce souci d’identifier l’aspect métissé du département. Donc on a démarré sur le Fumélois, un bassin excessivement métissé. Et puis, on s’est développés sur d’autres sites et même en dehors du département. L’aventure que l’on pensait tenir quelques mois, a duré. Elle a pris des proportions importantes. C’est une des raisons pour laquelle j’ai été amené à mobiliser des amis. C’est bien connu, les cimetières sont remplis d’indispensables imbéciles. J’ai fait appel à eux pour structurer et pérenniser l’association, mais aussi pour déléguer un certain nombre de fonctions administratives et capter de nouvelles signatures. Écrire à cinq ou six enrichit le contenu. D’où la création de l’association après neuf années d’exercice quasi solitaire d’Ancrage.

Le Fumélois, c’était un bassin excessivement métissé où se croisaient des cultures, des langues et des courants de partout

Est-ce que vous pouvez m’en dire plus sur l’histoire de Fumel ?

C’est une industrie de métallurgie à Pont-à-Mousson qui s’est bâtie avec les bras d’ouvriers venus du monde entier, notamment des Polonais, des Russes qui ont fui la révolution bolchévique et des Marocains. C’était vraiment un noyau précieux pour Ancrage et ça le demeure. On a réalisé quelques portraits mais il y a encore énormément de possibilités de collectage.

C’était un fonctionnement paternaliste, où les chefs d’entreprise avaient conçu un outil de travail, mais aussi des logements ouvriers. Il y avait un stade également. On a même vu à l’arrivée de religieux orthodoxes. Il y a des écoles qui maintiennent les langues des pays d’origine. Aujourd’hui c’est fini. L’entreprise a marqué un arrêt brutal de sa production, comme dans d’autres secteurs industriels, et a fait un repli stratégique dans sa zone d’origine à l’Est de la France. La population s’est sédentarisée. Elle en est à deux, trois, quatre générations.

Il y a une culture politique très importante parmi les ouvriers. Le plus passionnant c’est la confrontation des cultures. Par exemple, Luis Caceres, un républicain espagnol qui se bat contre Franco pour le maintien de la démocratie dans son pays, qui perd la guerre et qui vient en France avec une culture politique très affûtée. L’Espagne dans les années 30 est un des pays majeurs dans le développement démocratique. Et cet homme tombe amoureux, se marie avec une fille d’immigré polonais, qui est culturellement aux antipodes de l’Espagne. Sa future épouse est issue d’une famille catholique pratiquante. Il y a une confrontation pacifique culturelle qui se fait entre les deux familles. Ce mélange participe à ceux du département. Alors je me rends compte devenir un peu angélique. Ce n’est pas toujours aussi simple. Mais ça fait partie aussi de la magie du mélange. Luis, il a une phrase magnifique : quand il parle de son beau-père qu’il regardait devenir hostile, il dit : “‘C’est quand même moi qui lui fermais les yeux le jour de sa mort.” Donc, ils ont fini par fusionner. C’est beau parce que ce sont des gens qui acceptent de dialoguer. Ils ne se connaissent pas. Le réflexe de défiance est naturel. Il ne faut pas avoir honte d’être méfiant quand on est confronté à quelqu’un qu’on ne connaît pas, et a fortiori un individu dont on ne maîtrise ni la culture ni la langue. Si on fait l’effort de poser des questions et de se rencontrer, ça change tout, ça ouvre d’autres perspectives. Et ça fait partie des miracles de Fumel. J’en ai plein des histoires comme ça qui soufflent le chaud et le froid. J’ai le souvenir d’un témoignage de Clémentine Hernandez, une jeune femme d’Albacete d’Espagne qui rejoignait après la Première Guerre son père qui était lui aussi engagé en Espagne, qui s’était réfugié en France et qui travaillait dans l’usine de Fumel. Quand il a réussi à faire venir sa famille, il a cherché un logement. Et il avait repéré deux maisons à louer dans une rue qui s’appelle “la rue de l’homme” – ça ne s’invente pas. Et donc il frappe à la première porte de la location. La propriétaire a vu rouge : “Je n’en veux pas chez moi. Foutez-moi le camp.” Il n’a pas eu le temps de dire “ouf”, il est reparti. Il a fait cinq mètres de plus. Il a frappé à la deuxième porte. Et là il est tombé sur une dame [?] qui lui dit “Ecoutez, installez-vous, mettez-vous là.” Et c’est la confrontation avec certains qui sont des ambassadeurs de l’accueil et d’autres nourris par le ressentiment. C’est aussi ça, Fumel, comme partout ailleurs. On le retrouve dans tous les témoignages qu’on a pu collecter depuis dix ans auprès des Lot-et-garonnais.

Et les vagues d’immigration espagnole, italienne, russe, il y avait qui d’autres ?

Oui, en termes migratoires, il faut distinguer plusieurs périodes. Il y a eu celle de reconstruction du département après la saignée de 14-18, où on assiste à un phénomène démographique sans précédent qui incite les autochtones à capter du sang neuf pour se repeupler. C’est ce qu’on appelle les trente glorieuses. Le pays est en plein développement. Il a besoin de bras et va recruter massivement des Espagnols, des Portugais, des Marocains dans le bâtiment, dans les campagnes, à l’usine. Et puis il y a l’immigration des demandeurs d’asile qui viennent en France pour trouver refuge. A l’explosion de l’U.R.S.S. et l’autonomie d’ex-républiques de l’U.R.S.S., des gouvernements islamistes ont jeté dehors des juifs. On trouve aujourd’hui ce même phénomène en Afrique ensanglantée par des conflits.

On a repeuplé le département massivement grâce à l’immigration. Et on a redonné de la vie, de l’activité, dans des petites communes qui étaient complètement saignées à blanc !

Particulièrement, que ce soit des Italiens par exemple, quel apport ça a pu avoir en termes culturels, en termes d’orientation politique peut-être ?

C’est la magie de l’immigration – ce qui rend malade tous les grands nostalgiques, tous les grands apôtres de la pureté de la race. Nous on est convaincus du contraire. Il y a eu une telle interpénétration entre les autochtones et les étrangers. Alors il ne faut pas faire de l’angélisme, il faut se confronter. Mais ça apporte une richesse indéniable. Et ça s’exprime dans le quotidien du Lot-et-garonnais. Vous avez des maraîchers qui ont fait fortune en commercialisant des produits importés par des grands-mères du Vietnam qui sont arrivées en 56. Vous retrouvez les cultures maghrébines dans la restauration, dans le commerce. Sur le marché lot-et-garonnais à Libos, à Agen, à Sainte-Livrade, vous allez sentir le poids du métissage. Le seul problème reste qu’on n’échange pas beaucoup entre les mosquées, les presbytères et les synagogues. Chacun reste dans sa chapelle et c’est bien dommage. Mais l’identité lot-et-garonnaise s’est constituée autour du mélange. Vous le retrouvez dans toutes les strates. On a un président du conseil général italien, une candidate MODEM aux élections municipales de Saint-Livrade qui est algérienne. On a des champions sportifs comme Pierrick Fédrigo d’origine italienne qui a remporté le tour de France. Je ne parle pas des entreprises du bâtiment qui sont tenues par des Portugais. La greffe d’ex-étrangers sur le département s’est exprimée à tous les niveaux de la société.

Comment vous choisissez vos sujets à Ancrage ?

Au début, on portait notre message de métissage dans les colonnes elles-mêmes. Quand on faisait un journal, on faisait en sorte de croiser les courants migratoires et les témoins. Ensuite, quand Ancrage a été repérée par l’extérieur, par des institutions ou des témoins, on a fait l’objet de sollicitations. Par exemple, dans le dernier numéro, on a soutenu un travail des Archives départementales sur les travailleurs indochinois venus en 40 en Lot-et-Garonne. On fait en sorte d’être à la fois une revue de mémoire et en phase avec l’actualité. Et puis il y a des sollicitations de Monsieur tout le monde. Mais l’association c’est quatre revues par an. Donc techniquement et financièrement on est limités. Et sur mon cahier de notes où je couche toutes les suggestions, je n’en finis pas de tourner les pages. Mais une revue associative doit être à l’écoute des sollicitations de ces membres.

Et vous, votre curiosité, elle reste intacte ?

Absolument oui. On dépasse l’aventure journalistique pour l’aventure humaine. Dans la rubrique “D’un pays à l’autre”, que l’on fait avec des collégiens ou lycéens, il y a des choses merveilleuses. Et puis, il y a des moments très forts avec des témoins. J’ai travaillé avec Maria Sernaglia, la doyenne des Italiens, une grand-mère de 102 ans, qui a vécu la première guerre mondiale, le conflit entre l’empire austro-hongrois et l’Italie, qui a eu les troupes autrichiennes chez elle et qui a une mémoire fabuleuse. Non seulement on apprend énormément de choses, mais le pouvoir d’humanité que dégage ces témoins est puissant. Je dois avoir six heures d’enregistrement de Maria parce que j’en avais jamais assez !

Non seulement, on apprend énormément de choses en écrivant ces portraits, mais le pouvoir d’humanité que dégage ces témoins… Là, on est plus dans le journalisme pur, mais dans l’aventure humaine !

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