Fatiha EL AYADI
Fatiha EL AYADI
/
Les séquences

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Bordeaux
Date : 12 mars 2014

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec Mme Fatiha El Ayadi (De là-bas et d’ici), avait été réalisé le 12 mars 2014, à Bordeaux. Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

 

Résumé de l’interview

Ils ont créé une association visant à  lutter contre les préjugés véhiculés autour de l’immigration. L’aide matérielle n’était pas suffisante : il fallait travailler sur les consciences et faire de l’éducation populaire.

FARA POHU – Comment on vient à s’engager ? Quelle est ton histoire personnelle?

FATIHA EL AYADI – Mes parents sont marocains. Je suis arrivée en France dans le ventre de ma mère. [Rires] J’ai un lien entre les deux rives. Mon père est un ancien paysan recruté directement au Maroc en tant qu’ouvrier dans les années 70. Après, j’ai fait toute ma scolarité à Périgueux. Puis, j’ai été à l’université de Bordeaux où j’ai commencé à adhérer à des associations, notamment Solidarité Enfance Maroc qui apportait un soutien matériel aux écoles marocaines. Après mon concours, j’ai été mutée en région parisienne. A mon retour à Bordeaux, j’ai rencontré un ancien professeur qui militait à “Réseau Education Sans Frontières”. Et j’ai commencé à participer à des manifestations. A la première, j’ai rencontré Kamel, mon mari. [Rires] A ses côtés, j’ai ensuite milité dans un comité de soutien aux familles menacées d’expulsion dont le siège est la mairie de Bègles. Le comité apporte une aide financière, matérielle, administrative et juridique aux personnes en situation irrégulière. Il fait le lien avec les avocats et les différentes structures. Puis, les militants actifs du Comité ont voulu dépasser la simple aide aux familles – ce qui est déjà un sacré investissement – et ont créé une association visant à  lutter contre les préjugés véhiculés autour de l’immigration. L’aide matérielle n’était pas suffisante : il fallait travailler sur les consciences et faire de l’éducation populaire. Depuis, l’association a mené de nombreuses manifestations culturelles, avec quatre à cinq importantes actions par an sur une thématique choisie. Elle réalise notamment des expositions à la fois artistiques et pédagogiques, permettant de développer des connaissances sur la thématique.

Est-ce que tu peux m’en dire plus sur le combat des anciens combattants ? 

Il y a quelques années, j’ai visionné un documentaire qui s’appelait “Mechti, le dernier combat”. J’ai découvert l’histoire des anciens combattants issus des ex-colonies, le gouvernement français estimant qu’ils n’avaient pas besoin des mêmes pensions que les anciens combattants français pour vivre. Ils se sont retrouvés avec des pensions de 50-60 euros par mois. Beaucoup de ces anciens sont revenus en France il y a une vingtaine d’années, pour demander leurs droits. On les a laissés croupir dans des foyers. Des avocats et des assistantes sociales ont mené le combat de la décristallisation. 

Et comment ils avaient pris conscience, eux, qu’ils pouvaient venir en France et réclamer leurs droits ? Derrière, il y avait aussi des avocats dans leur pays ?

C’est le bouche-à-oreille. Certains ont réussi à aller en France avec une carte d’ancien combattant. Donc, lorsqu’ils retournaient au pays, ça s’est su, et après les autres anciens combattants demandaient à venir en France. Puis le gouvernement français a cessé de leur délivrer des visas.

Ils n’avaient pas de pension. Ils bénéficiaient du minimum vieillesse et des allocations familiales s’ils résidaient sur le territoire français, donc isolés de leur famille, au moins dix mois sur douze, durée réduite ensuite à huit mois. Ils logeaient dans des foyers SONACOTRA, renommés ADOMA. Un groupe d’avocats a pris le dossier en main. Une soixantaine d’entre eux ont gagné devant le tribunal administratif la décristallisation de leur pension et des arriérés. Sauf que, entre le moment où ils ont gagné et le moment où ils ont touché leur première pension, il s’est passé des années. Et Mechti, que j’avais vu dans le documentaire et que j’ai rencontré ensuite, est décédé deux mois après avoir touché ses arriérés et sa pension décristallisée. Le collectif a aussi essayé de faire en sorte que la décristallisation puisse concerner tout le monde, et pas uniquement les soixante anciens sur Bordeaux qui avaient bénéficié de leur pension.  

Il y a quelques années, j’ai visionné un documentaire qui s’appelait “Mechti, le dernier combat”. J’ai découvert l’histoire des anciens combattants issus des ex-colonies.

Et le film “Indigènes” aussi il a eu une influence dans ce combat ? Ou en tout cas médiatiquement il en a eu une ?

On est dans une génération en zapping. A un moment donné, il a ému beaucoup de monde et a fait beaucoup de bruit. Et après pfff, tout est retombé. 

Chirac s’était engagé. Sauf que dans les lois de finance qui ont suivi, il n’y avait aucune ligne pour ces anciens combattants. Donc, effectivement, il a versé sa larme ; sa femme était à côté ; il y avait Djamel Debouze. Enfin, voilà, on avait tout le monde. Tout le monde s’est ému. Même Bernard Blancan, dans “Mort en exil”, pensait, qu’après l’engagement de Chirac, c’était bon. 

Le réalisateur de “Mechti, le dernier combat”, avait décidé qu’il réaliserait un deuxième documentaire, et un documentaire heureux : le retour de Mechti dans son pays avec sa pension décristallisée.

Et “Mort en exil” c’est le deuxième film sur Mechti ?

Oui, c’est le deuxième film sur Mechti. Jean-Claude Cheyssial, le réalisateur de “Mechti, le dernier combat”, avait décidé qu’il réaliserait un deuxième documentaire, et un documentaire heureux : le retour de Mechti dans son pays avec sa pension décristallisée. Donc, il touche sa pension décristallisée. La première chose qu’il voulait faire, c’était s’acheter un manteau. On va faire les magasins ensemble. On commence à peine à tourner. Il tombe malade et il nous quitte très rapidement, le 31 janvier. Jean-Claude a souhaité continuer le documentaire après son décès. On accompagne alors le cercueil de Mechti au Maroc et on rencontre la famille pour la première fois alors qu’on devait la rencontrer deux mois après. 

Bernard Blancan a dit : “Nous, en tant qu’acteurs de “Indigènes”, on était super heureux, on s’est dit qu’artistiquement, on a fait un bon film. Et humainement, ce film a permis à des milliers d’anciens combattants de réintégrer leurs droits.” Sauf qu’il se rend compte, plusieurs années après, que tout le monde a été berné et que ces anciens croupissent toujours dans des foyers miteux, isolés de leur famille et ne bénéficient toujours pas des minima sociaux. Ils font quand même, toujours, le voyage et la plupart du temps en voiture ou dans des fourgons, Bordeaux – le Maroc, en fonction de la ville où ils habitent. 

Et à Bordeaux, il y avait des anciens combattants de toutes les anciennes colonies ?

Il y a des Sénégalais mais surtout des anciens combattants marocains car le protectorat gérait dossiers du Maroc à Bordeaux. Alors, après le film, il y a eu le 14 juillet présidé par Nicolas Sarkozy avec tous les chefs d’Etat des pays africains, et notamment des ex-colonies, avec de grands discours encore là-dessus. Et finalement, il y a finalement eu la décristallisation des pensions. Sauf qu’on est toujours dans le côté malsain de l’administration qui joue la montre. Et après tous ces combats, l’Etat français demande à ces hommes qui ont entre quatre-vingt et cent ans de s’informer par eux-mêmes, de déposer un dossier et de faire toutes les démarches, parce que ce n’est pas automatique ! Pourtant, ces hommes touchent déjà une pension qui est minime et ils sont connus de l’administration.

C’est un choix politique, de gauche comme de droite. On a été échaudés par les deux côtés.

Donc, les avocats qui ont mené ce combat ont été sollicités par la Région pour rédiger un livret d’informations. Très bien, très noble. On rédige un livret d’informations en français, en anglais, en arabe et en vietnamien pour informer les anciens combattants. Super. Sauf que les avocats ne pouvaient pas percevoir, eux, la subvention pour la rédaction de ce livret. Pour qu’on puisse régler leurs honoraires, il fallait qu’ils trouvent une association qui prenne en charge le projet. Ils ont fait appel à moi pour l’impression des livrets. Et après, la Région devait se charger de la diffusion. Sauf que ça fait deux ans qu’on bataille avec la Région. 

Ils sont imprimés…

Ils sont imprimés. Tu les as sous les yeux. Donc, bien faits, c’est très pédagogique ; il y a des modèles de lettres. Tout ce qu’ils doivent faire est mentionné. Mais on ne veut pas nous donner les adresses des lieux dans les ex-colonies où les anciens combattants viennent percevoir mensuellement leurs pensions. On a demandé au ministère des anciens combattants. On a demandé à Naïma Charaï, qui a fait le lien avec le ministère des anciens combattants. On a relancé. Moi, je reçois des lettres de la famille de Mechti me signalant que – alors que les livrets étaient déjà rédigés – le ministre des anciens combattants va rencontrer au Maroc des anciens combattants, sans aucun livret ! On leur a envoyé des exemplaires, mais sans rien ! Lorsqu’un journaliste lui pose la question, à ce cher ministre, il répond : “Oui, la décristallisation est en cours.” Mais à aucun moment il ne dit : “Les anciens combattants issus des ex-colonies peuvent demander la décristallisation de leur pension.”

Et dans les pays d’origine, il n’y a pas d’associations d’anciens combattants qui puissent faire le relai ?

Et bien, on  a essayé avec certaines, mais on travaille avec des bouts de ficelles. On va envoyer quelques livrets à cette association. Mais elle n’a que quelques anciens avec elle. On a énormément de mal à faire le lien avec toutes ces structures qui sont dans les ex-colonies. Ça serait extrêmement simple si on pouvait avoir uniquement les adresses. Alors, jamais ces livrets ne sont arrivés dans les ambassades. Ces livrets, ils sont là, encore ! On a de la chance, on ne les a pas tous imprimés. C’est de l’argent public qu’on jette par les fenêtres. On nous a donné un os à ronger. On va les ramener à la Région. 

Et vous n’avez pas alerté la presse ?

Mais si. Mais pour pouvoir intéresser la presse, il faut un événement qui sorte du quotidien. J’avais envoyé à l’Huma, au Monde. Mais à chaque fois, on nous a dit qu’il y avait plus important. Alors, effectivement, si on l’avait fait au moment où “Indigènes” sortait, ça aurait intéressé. Mais il n’y avait rien médiatiquement autour de ça. Et quelques petits vieux qui crèvent dans l’anonymat des chambres des foyers ADOMA, ça n’intéresse pas grand monde. On en revient au mépris des politiques. L’argent public, voilà à quoi il a servi. Et on est là, avec nos livrets, on est contents, ils sont très beaux, mais ils ne servent à rien. 

On continue, mais on s’épuise. On est tous bénévoles.

Donc là, vous ne pouvez plus rien faire ? On arrête de ce côté-là ou on continue à taper à des portes et à essayer différentes choses ?

On continue, mais on s’épuise. On est tous bénévoles. Et on s’épuise là où ça serait tellement simple. Mais ils n’ont pas envie que ce soit simple. C’est clair au bout d’un moment. J’ai commencé le projet, ma fille n’était pas encore née. Aujourd’hui, elle a deux ans et demi. En trois ans, je ne sais pas si tu t’imagines le nombre d’anciens combattants qui décèdent.

Je suis très amère. J’ai fait confiance à certains politiques. Quelque part, cela rejoint mon apolitisme. Je n’ai jamais été encartée. Je suis toujours déçue. Et même au cœur des rouages, la déception est là.

Mais, oui, je continue. Ne serait-ce que par respect pour ces anciens, et par respect pour le contribuable français sur ces milliers d’euros qu’on va jeter. Si cet argent, on avait pu directement le redistribuer aux anciens, ça aurait été si simple ! Et c’est du temps, entre la rédaction des avocats, la mise en page, l’impression, la recherche de contacts… Mais je continue. Même si je milite beaucoup moins qu’avant. Ce que j’attends maintenant, c’est que ces hommes rentrent dans l’histoire : l’engagement des armées d’Afrique, la bataille de Montecassino…

Le fait d’avoir rencontré Mechti personnellement et d’avoir cheminé un moment avec lui, ça a changé particulièrement ton regard ça ? 

Oui. Mechti était quelqu’un de particulier, hors norme. Il s’est toujours battu de manière très calme. Pour ma part, je manque de sagesse et la notion de hiérarchie m’est indifférente : quelle que soit la personne que j’ai en face, je parle comme à n’importe qui. Mechti lui, il avançait, doucement, mais sûrement. [Souffle]. Il était extrêmement réaliste. Quand il a touché tout son argent, trente ou cinquante mille euros, son premier objectif, la première qu’il m’a dite c’est : “Il faut que je le rapatrie au Maroc. Ils vont me le prendre”. Et il avait raison. Quand il est décédé, je me suis occupée de ses obsèques, la Caisse des Dépôts, qui lui versait le minimum vieillesse, m’a demandé l’adresse et le nom de ses héritiers, pour qu’elle puisse être remboursée de toutes les pensions qu’il avait perçues. 

C’est une école de persévérance et de sagesse. Il a eu les mots justes. C’est une histoire magnifique. Je crois que c’est une des plus belles rencontres de ma vie, Mechti.

Mais ça veut dire, qu’une fois qu’il meurt, ces anciens combattants, on leur réclame ce qu’ils ont perçu ?

Oui, parce qu’ils ont perçu le minimum vieillesse. Et donc, l’Etat estime que s’ils avaient de l’argent de côté, il peut se rembourser de ce qui a été versé. Et il se rembourse donc sur ce qu’ils ont finalement gagné après une vie de combat. Bon, ils attendent encore les adresses… [Rires] Et je crois qu’ils vont les attendre longtemps d’ailleurs. Après, ça va bénéficier à ses enfants, parce que finalement, il n’a vécu qu’un mois avec cet argent. Il avait gagné son combat, donc il s’est éteint. Mais toujours le sourire, toujours. Il arrivait à imposer les choses avec une façon de faire qui lui était propre. Son fils, il disait : “Cet homme, c’est une école de la vie.” C’est vrai. C’est une école de persévérance et de sagesse. Il a eu les mots justes. C’est une histoire magnifique. Je crois que c’est une des plus belles rencontres de ma vie, Mechti. Mais il reste d’ailleurs très présent. Tu as vu le portrait à l’entrée. 

Est-ce qu’il y a quelque chose que tu veux ajouter ?

Par rapport à mon engagement en fait, il y a quelque chose. Au début, quand j’étais très jeune, j’étais très dans l’humanitaire. Et finalement, cette position d’aide matérielle, c’est un peu la position du colon pour moi. Aujourd’hui, c’est une position qui me dérange. Alors, il faut de l’humanitaire, on est d’accord. Mais c’est quelque chose qui ne me correspond plus. Si on veut développer les économies locales, on investit dans les économies locales. Mais aller amener du matériel dont on ne veut plus pour se dédouaner et faire une bonne action, non. C’est ce que cette association m’a apporté : un autre regard sur l’aide aux migrants.

Il y a des débats de fond ?

Oui, on n’est pas d’accord sur plein de choses. Et on en débat. Et ces débats interviennent souvent avant de lancer un projet. C’est ce qui fait l’intérêt de l’association aussi. On ne se cantonne pas à un axe de réflexion. On n’est pas des petits moutons à essayer d’avancer. Même si de l’extérieur, on est vus comme l’antenne du parti communiste, car certains membres sont adhérents du PC, pourtant, d’autres militent sans être membre d’un parti ou même de l’association. C’est très éclectique.  

Partager :

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Bordeaux
Date : 12 mars 2014

Les séquences (11)
Ressources

Autres témoignages

Hassan EL HOULALI
Défenseurs de l’accueil et des droits en Aquitaine

Hassan EL HOULALI

Mohamed FAZANI
Défenseurs de l’accueil et des droits en Aquitaine

Mohamed FAZANI

Jean-Claude GUICHENEY
Défenseurs de l’accueil et des droits en Aquitaine

Jean-Claude GUICHENEY

Hürizet GUNDER
Défenseurs de l’accueil et des droits en Aquitaine

Hürizet GUNDER