Mohamed FAZANI
Mohamed FAZANI
/
Les séquences

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Bordeaux
Date : 7 mars 2014

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec M. Mohamed FAZANI (ATF et ALIFS), avait été réalisé le 7 mars 2014, à Bordeaux. Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur le bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

 

Résumé de l’interview

Fara POHU – Pouvez-vous me raconter votre arrivée en 81 ? Qu’est-ce qui vous a amené à vous installer en France ?

Mohamed FAZANI – Alors, c’est une stratégie personnelle. Après l’obtention du bac en Tunisie – j’ai eu un bac Lettres – l’orientation est imposée par l’Etat. Je choisis le d’aller en France pour étudier librement le droit. Ma première demande est refusée. J’arrive alors en France en 1981 pour passer le concours Sciences Po. Après avoir été admis et inscrit en première année, j’abandonne pour m’inscrire à la faculté de droit. En 1990, après avoir terminé mon troisième cycle de droit, je rentre en Tunisie pour me réinstaller en tant qu’avocat. Mon projet est avorté en raison de l’équivalence de diplôme. A nouveau en colère contre mon pays, je reviens en France pour m’installer définitivement. Je me réinscris en thèse que j’avais entamée et non terminée. Comme je n’étais pas boursier et que mes parents n’étaient pas très riches, j’ai toujours financé mes études en travaillant. Mon premier emploi étudiant était agent de surveillance de 81 à 1987. Ensuite, j’ai travaillé dans l’enseignement où j’étais formateur, vacataire, accompagnant scolaire de 91 à 99.

Ce que je garde de 1981, c’est le souci d’une grande liberté, de penser par soi-même et de s’émanciper. Et le choc de réaliser que le monde qui tournait autour de ma petite Tunisie était un épiphénomène.

Et quel souvenir gardez-vous de votre arrivée en 81 en France ?

Mon souvenir de la vague de la régularisation des sans-papiers en 81 est floue, car j’étais dans un projet étudiant d’un retour au pays. J’étais ignorant de ce qu’il se passait sur le plan de l’immigration et cela me choque encore aujourd’hui. Ce que je garde de 1981, c’est le souci d’une grande liberté, de penser par soi-même et de s’émanciper. Et le choc de réaliser que le monde qui tournait autour de ma petite Tunisie était un épiphénomène. Lorsqu’on est un étranger, on est rien ou presque. La tunisianité devient secondaire et non visible. Je n’ai commencé à m’intéresser à la problématique migratoire qu’en 1986, avec la cohabitation et l’arrivée du Front national au parlement.

Et à quel moment vous vous impliquez davantage via des associations ?

J’étais très en retrait des associations lorsque j’étais étudiant. En 82-83, je me suis intéressé à l’Union Générale des Etudiants Tunisiens pour des raisons de proximité avec des étudiants membres. Et c’était un microcosme en état d’échec, avec des conflits personnels entre Tunisiens. En 89, j’ai commencé à m’intéresser à l’Association des Tunisiens de France.

L’ATF était un projet d’immigration de primo-arrivants plus que d’intégration. L’objectif était de réussir son projet migratoire pour réussir son retour au pays.

Alors, le ATF, quelle était sa finalité ?

L’ATF était un projet d’immigration de primo-arrivants plus que d’intégration. L’objectif était de réussir son projet migratoire pour réussir son retour au pays. Il était plus tourné vers le pays de départ que vers le pays d’installation. Dans la deuxième moitié des années 90, le projet d’installation commence à prendre corps et à avoir du sens pour le public migrant.

J’ai tout remis à zéro. Ce n’était pas la peine d’arriver en tant qu’expert, de prendre un bureau et d’attendre l’arrivée du public. Il fallait travailler différemment.

Donc, à partir des années 90, ça prend quelle forme cet accompagnement des travailleurs tunisiens ?

En 1986, ATF est créée par des étudiants pour défendre les intérêts des Tunisiens et les accompagner dans leur intégration. La première action était un soutien à la scolarité. La seconde consistait en des émissions de radios associatives pour parler du pays. C’était une fenêtre sur le pays car il était difficile à l’époque de s’informer. Il y avait aussi de la musique et des échanges. Fin 80, un projet d’action sociale et culturelle était embryonnaire mais avait le mérite d’exister. En 91, on m’a demandé d’intervenir sur des permanences juridiques. J’ai commencé. Et j’ai vite abandonné parce que l’activité tournait à vide. Durant les trois premières semaines, personne ne s’est rendu aux permanences, j’ai arrêté. En 93, on m’a sollicité à nouveau et j’ai pris la présidence d’ATF jusqu’en 99. J’ai alors décidé de travailler sur le réseau et sur la visibilité de l’association et d’œuvrer dans un champ de partenariats. J’ai tout remis à zéro. Ce n’était pas la peine d’arriver en tant qu’expert, de prendre un bureau et d’attendre l’arrivée du public. Il fallait travailler différemment.

Vous vous y êtes pris comment pour construire ce réseau ?

J’ai entrepris des démarches auprès des différents partenaires. Les courriers types envoyés n’avaient aucun retour. J’ai fait appel à mon réseau personnel d’étudiants en droit qui m’a servi de tremplin et de relai. Puis nous avons réalisé des actions juridiques, culturelles et nous avons fait connaître qui nous sommes. Nous avons eu deux partenaires qui nous ont été extrêmement utiles pour la crédibilité et l’implantation de l’association : le collège Goya et le Centre d’animations Saint-Michel. Plus on s’investissait avec eux, plus on rayonnait et on arrivait à être reconnus. On a eu une légitimité de terrain. Le public venant par le bouche-à-oreille a été notre principal moteur.

Donc public essentiellement tunisien à l’époque ?

Non. Maghrébin, parce que la communauté tunisienne est très faible dans l’agglomération bordelaise. Elle ne dépasse pas 3000 Tunisiens. Mais elle est venue assez massivement. C’est toutes les nationalités, mais plutôt maghrébines. Vous constaterez que mon engagement est lié à la cohabitation. En 1986, je commence à m’intéresser à la problématique avec la première cohabitation, et je me réinvestis en 93 avec une nouvelle cohabitation. [Rires] C’était lors de remises en question de la présence de l’immigration, de son apport et de sa légitimité. ATF est sensible aux enjeux politiques en France et est nécessairement impliquée. Mais elle n’est pas inscrite dans un réseau d’associations de combat militant. A Paris, c’était le cas. A Bordeaux, non. Nous travaillions l’occupation du terrain au niveau social.

Et donc pourquoi l’ATF était une association de Tunisiens ?

Alors, en 1981, la loi a supprimé l’obligation d’agrément de la préfecture pour la création d’association par les étrangers. Les associations étrangères se sont créées sur des projets nationaux. Les Tunisiens, les Algériens, les Marocains, chacun s’est positionné à partir de sa nationalité et de sa communauté. La sociologie des immigrés comptait peu, contrairement au projet du retour. Enfin, ceux qui ont créé ATF vivaient à Paris, étaient politisés et engagés en faveur de la Tunisie démocratique. A Bordeaux, on a pris le train en marche.

Chez les travailleurs, c’est plus des va-et-vient qu’un retour définitif. Il y en a certains qui ont réussi, d’autres moins

Et alors, comment on passe d’ATF à ALIFS ?

Le passage d’ATF à ALIFS est lié à plusieurs variants. Le rayonnement de l’association était entravé par ce nom équivoque “Association des Tunisiens de France” alors qu’elle est ouverte à tous. On a réfléchi à élargir l’appellation. A titre personnel, en 1999, le travail de l’ATF s’est développé et prenait énormément de temps. Je ne pouvais plus continuer à exercer comme bénévole sur ce terrain. Et s’est posée la question : soit je me retirais de l’association pour mener mon projet professionnel d’enseignant, soit le projet professionnel se créait à l’intérieur de l’ATF. Mais je considérais que je ne pouvais pas m’investir au sein de l’ATF si on ne revisitait pas le projet. En 1999, on l’a revisité complètement.

Le questionnement s’est déplacé sur la société française elle-même et sur ce qu’elle fait avec cette population migrante, et non pas ce qu’on va faire au pays.

On a modifié l’appellation qui a rejoint la problématique du diagnostic que nous avons posé sur la population et la société française. Nous sommes partis de l’hypothèse qu’il faut garder ses racines. ALIFS, Association du Lien Interculturel Familial et Social veut dire A, la première lettre de l’alphabet arabe, l’alpha. Nous avons placé notre problématique sur les interactions culturelles de la société française et non pas sur la migration. Comment faire cohabiter la diversité et l’altérité de l’immigration et la société française ? Quelle intégration ? Il ne fallait plus travailler sur le retour au pays mais sur l’angle de la solidarité. L’immigration peut soulever autant de problèmes que de solutions, autant de points de fixation que de dynamiques, autant de boucs émissaires que de chances. Fin 90, nous avons intégré dans les statuts les problématiques de la discrimination, du vieillissement, de la mémoire, de la multiculturalité et de l’interculturalité. Notre diagnostic s’est confirmé par la suite. L’association a connu un développement assez exceptionnel en 1998 avec le recrutement d’emplois jeunes, qui sont toujours salariés et cadres. C’est eux qui ont consolidé l’activité. Pour mon collègue, Mr Karbia Taoufik, et moi, il fallait transformer le projet associatif en projet professionnel en gardant une continuité et une cohérence. Donc, nous avons basculé en codirection de l’association. C’est la réussite de l’association ALIFS. Nous n’avons pas abandonné notre histoire. Nous n’avons pas renoncé. Nous avons su, à chaque moment, faire évoluer l’association. La souveraineté appartenait à l’assemblée générale, puis au conseil d’administration, puis au bureau, puis à la direction salariale. Et on est rentrés dans le projet professionnel. Et dans chaque étape, on a eu une grille de lecture pertinente et en harmonie avec nous-mêmes. En 2002, quand on a mis en place une politique d’immigration en France qui s’assume, avec des budgets, des ministères et des secteurs, on a cherché sur quel type de réseau d’associations on pouvait s’appuyer. Il y avait les associations qui étaient dans l’impossibilité de répondre à des commandes publiques, de s’inscrire dans le champ de l’action sociale et de travailler en partenariats et en crédibilité. Et l’ALIFS était en position de réussir ce projet. Donc, en 2002, l’association a muté. Le projet professionnel nous rendait crédible au niveau des partenaires. Nous avons pu répondre à des sollicitations sans nous enfermer sur un projet qui n’existe que de par le discours et non pas par l’action. Nous avons inversé.

Le projet de l’ALIFS était articulé autour de deux axes : l’action culturelle et l’action sociale.

Les actions d’ALIFS aujourd’hui, quelles sont-elles ?

Alors, le projet de l’ALIFS était articulé autour de deux axes : l’action culturelle et l’action sociale. Dans le cadre de l’action culturelle, notre moteur dans les années 90, porté par Taoufik Karbia, le projet était de vivre avec l’altérité, de découvrir la culture de l’autre. Ne pas travailler sur ce qui pose problème, mais sur ce qui est beau et ce qui élève et valorise les personnes. Les établissements scolaires et centres sociaux étaient les principaux partenaires. Aujourd’hui, on est davantage un opérateur culturel. On est multi-tâches, avec une capacité d’expertise du diagnostic et de programmations culturelles et artistiques.

On s’est vite positionnés dans la mise en œuvre, à titre expérimental en Aquitaine, du Contrat d’Accueil et d’Intégration.

Donc toutes immigrations confondues ?

Tout à fait. On a abandonné cette idée de rester exclusivement sur l’immigration tunisienne. L’interculturalité nous définit mieux aujourd’hui. Taoufik Karbia a développé ces actions. L’action sociale a été la plus diversifiée. A l’origine, on ciblait l’intégration par l’accès au droit et donc par des permanences juridiques. Après, ça s’est diversifié. On a élargi à des problématiques soulevées par la société française. L’axe culturel a été élargi à la citoyenneté : actions sur les droits et les devoirs des enfants, la justice des mineurs, l’autorité, le respect. C’est l’intégration des jeunes sans l’exclusion. Nous travaillons avec tous les établissements scolaires, et non qu’avec qui ont un public spécifique. Nous avons développé un troisième axe, l’action formation. Il ne s’agit pas simplement d’accompagner les publics, mais aussi les professionnels à mieux connaître les publics et à mieux maîtriser les dispositifs spécifiques. Ces formations sont réservées à notre réseau. On n’est pas assez développés en la matière. Mais elles nous ont rendus crédibles. On s’est vite positionnés dans la mise en œuvre, à titre expérimental en Aquitaine, du Contrat d’Accueil et d’Intégration. Nous avons eu le marché en 2003. Et on le garde jusqu’à ce jour. Les primo-arrivants doivent signer un CAI. Et l’association assure deux prestations : la formation civique et la formation “Vivre en France”. Depuis trois ans, une troisième prestation a été mise en place sur le Contrat d’Accueil et d’Intégration “famille” : droit de la famille, égalité hommes-femmes, droits de l’enfant. Elle va disparaître l’année prochaine. Mais notre prestation à la formation est devenue exponentielle : nous assurons deux-cents journées de formation par an. Nous avons une cinquantaine d’interprètes. Puis, nous avons créé un quatrième axe de travail : la lutte contre les discriminations.

C’est un dispositif de sensibilisation, de participation aux réseaux et de formation. Nous sommes habilités à faire les signalements et à travailler avec le Parquet. La lutte contre les discriminations dans sa version contentieuse est très faible. Par contre, le travail sur la discrimination institutionnelle ou systémique est beaucoup plus important. On maintient ce travail de sensibilisation en créant des expositions, en faisant des animations et en répondant à la demande du public. Mais notre constat est allé plus loin : se positionner comme opérateur économique et viser la promotion de la diversité dans l’entreprise. Nous avons ainsi développé un cinquième axe qui est la lutte contre la discrimination en entreprise par l’accompagnement des personnes. Nous sommes un peu offensifs et proposons des outils aux entreprises, notamment dans le domaine du recrutement. Et le dernier axe que nous avons mis en place est le vieillissement des migrants. C’est inscrit dans nos statuts depuis 99. On nous a sollicités pour ouvrir une structure spécifique pour les migrants âgés. On a dit d’accord, mais il faut les moyens. Ils sont venus nous parler d’un café social. C’est un concept qui ne nous parle pas particulièrement. On nous a financé pour faire un diagnostic. On est arrivés à cette conclusion : il ne faut pas créer un café, mais un lieu de vie.

Et le dernier axe que nous avons mis en place est le vieillissement des migrants… On nous a sollicités pour ouvrir une structure spécifique pour les migrants âgés.

Donc, cela fait 15 ans que vous êtes codirecteur de l’ALIFS. Comment on reste impliqué, motivé ? Est-ce qu’on trouve toujours la ressource pour mener ces combats, même si c’est un combat professionnel ?

 

Si le projet n’avait pas été transformé régulièrement, je serais parti. Par ailleurs, j’avais toujours besoin de m’évader intellectuellement et j’ai gardé une demi-journée pour faire de l’enseignement à titre personnel. Ce travail m’éclaire sur ce que je fais et sur ce qui est fait ailleurs. Il élargit l’horizon de l’association tout en me stimulant intellectuellement. Cela me permet une respiration. Deuxième élément, c’est que la dimension pédagogique. ALIFS s’est positionnée autour de deux axes. Le premier est la réflexion-action. L’ALIFS n’a pas développé de dimension gestion, qui est chronophage. Je fais les diagnostics, les expertises, les projections, ce qui m’a permis intellectuellement d’être toujours ouvert. Je fais des recherches, en lisant et en me documentant. Le second axe est l’action de terrain, le contact avec le public, la réponse à des demandes. C’est aussi stimulant intellectuellement et travaille le côté de juriste. J’ai gardé ces trois axes et le non-épuisement. Et surtout, j’avais fait un diagnostic début 90 qui a conclu qu’on peut être un excellent intervenant et un excellent cadre, mais si on n’est pas entouré d’une équipe de professionnels qui tient la route, on s’effondre. Et donc je délègue énormément. C’est comme ça que j’ai pu me regonfler. Je dis à mes collègues : “Si vous ne me voyez pas à l’association, ça veut dire que je travaille bien. Si je suis ici, ça veut dire que je m’ennuie.” Donc je suis peu présent car je fais des recherches et travaille sur le réseau. Je suis présent dans toutes les structures qui ont accompagné l’association. Je suis membre du conseil d’administration du collège Goya depuis treize ans. Je suis président du centre d’animations Saint-Michel. Je suis au conseil d’administration et membre du bureau du centre d’animations des quartiers de Bordeaux qui gère treize structures et centres d’animations sur l’agglomération. Je suis au bureau de l’AJHaG (Association Jeunesse Hauts de Garonne). Je suis dans les radios associatives, comme 02 Radio. Je suis membre du FACIL, de ACCES et de CRILD [?]. Je siège comme personne qualifiée auprès de la structure consultative du Service Civique. Je suis membre d’un réseau de juristes qui œuvrent au développement des droits dans l’action sociale. Mon travail consiste à faire rayonner l’association et non pas simplement à accueillir du public parce que j’ai des gens compétents pour le faire. Et cela me semble essentiel.

Partager :

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Bordeaux
Date : 7 mars 2014

Les séquences (7)
Ressources

Autres témoignages

Jean-Claude GUICHENEY
Défenseurs de l’accueil et des droits en Aquitaine

Jean-Claude GUICHENEY

Hürizet GUNDER
Défenseurs de l’accueil et des droits en Aquitaine

Hürizet GUNDER

Christelle JOUTEAU
Défenseurs de l’accueil et des droits en Aquitaine

Christelle JOUTEAU

Gérard KERFORN
Défenseurs de l’accueil et des droits en Aquitaine

Gérard KERFORN