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Christelle JOUTEAU
Christelle JOUTEAU
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Les séquences

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Bordeaux
Date : 12 mai 2014

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec Mme Christelle Jouteau (IDE), avait été réalisé le 12 mai 2014, à Bordeaux. Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

 

Résumé de l’interview

C’est un sentiment d’injustice, de révolte pour ma part… Tous les quatre matins ces charters partaient. 

Fara POHU – Comment devient-on avocate en droit des étrangers ?

CHRISTELLE JOUTEAU – C’est un sentiment d’injustice, de révolte pour ma part. J’ai commencé à exercer en 1993 et je vais vous surprendre, j’ai commencé par du droit du crédit à la consommation, donc rien à voir. J’ai fait une première collaboration de cinq ans. Et j’avais une clientèle personnelle, avec beaucoup d’étrangers. C’est le hasard « qui a fait que ». Un premier dossier en amène un autre. Et en 2001, à l’époque des renvois de Bulgares par charters, on a eu un tel sentiment d’injustice. C’était très violent et déséquilibré comme rapport de force. Et on a ressenti le besoin d’organiser une défense collective. On avait en face de nous une grosse machine, l’administration. C’étaient des requérants multiples. Tous les quatre matins ces charters partaient. On était une quinzaine d’avocats au début, les militants de base de l’Institut de Défense des Étrangers, qui sont toujours présents et actifs. On a remporté quelques petites victoires et rééquilibré le rapport de force. L’IDE est une émanation de l’ordre et non pas une association avec un budget autonome. Néanmoins l’ordre est plutôt bienveillant parce qu’on est la vitrine sociale d’une profession qui n’a pas forcément une très bonne image. Parfois, du fait de ce statut un peu bâtard, on perd en indépendance et donc en véhémence. On ne peut pas aller aussi loin qu’on l’aimerait. Après on peut, sur un plan individuel, adhérer à certaines associations et militer ! 

C’était une vraie émulation, une vraie mobilisation qui a donné une action très forte émotionnellement avec des plaidoiries jusqu’à pas d’heure le soir. 

Et comment a démarré l’IDE ? Comment vous l’avez créé en fait ?

Tout simplement en allant voir le bâtonnier, en lui faisant état de mon désarroi et de mon impuissance face à ces contentieux groupés. J’ai eu besoin d’aller chercher le soutien d’une institution pour poser les choses vis-à-vis de la préfecture et du ministère. Et mon bâtonnier me semblait être le mieux à même d’être cette béquille! Et de fait, il m’a complètement suivie et m’a donné carte blanche. Au début, une poignée d’avocats a reçu les Bulgares. C’était pendant un congrès du SAF, notre syndicat professionnel, réunissant à Bordeaux des avocats d’un petit partout en France. On s’est regroupés dans la bibliothèque pour essayer de trouver des moyens d’annulation et on y a tous travaillé. C’était une vraie émulation, une vraie mobilisation qui a donné une action très forte émotionnellement avec des plaidoiries jusqu’à pas d’heure le soir. 

C’est beaucoup un lieu d’échanges ?

Ça n’est quasiment qu’un lieu d’échanges. En dehors de l’aspect organisationnel où on fait des permanences pour le centre de rétention, le tribunal administratif, le JLD, et où on donne des consultations gratuites dans nos cabinets. Sinon, c’est un lieu d’échanges car on a des exercices très individualistes. Maintenant, on a l’outil internet qui permet d’échanger nos jurisprudences, les décisions qu’on obtient, les bonnes comme les mauvaises d’ailleurs. Et puis on réfléchit tous ensemble, on se forme, on s’auto-forme, on se déforme, on se transforme. Mais c’est toujours des échanges, toujours.

Quelles sont les associations militantes avec lesquelles vous avez travaillé ?

Ces associations sont nos partenaires privilégiés, qui nous alertent, qui nous secondent aussi. On est très complémentaires. On ne peut pas être sur le quotidien comme eux peuvent l’être. Se sont surtout l’ASTI, CIMADE, Médecins du monde et la Ligue des Droits de l’Homme, celles qui orbitent autour des populations démunies. On les retrouve sur le contentieux des étrangers, du logement, des populations oubliées, certaines persécutées. Ce matin j’ai reçu une Comorienne, avec trois enfants, seule et à la rue. Il y a des gros soucis d’hébergement en l’occurrence et de titres de séjour. Tout est lié, donc on retrouve les mêmes interlocuteurs.

Il y a beaucoup de bénévolat. C’est un contentieux où on est nécessairement très impliqué. Mais il faut  qu’on fasse quand même tourner des cabinets.

Qui paie pour ces gens seuls et à la rue quand ils viennent vous voir ? 

On a l’aide juridictionnelle, qui se réduit comme une peau de chagrin. On est à peu près le seul contentieux qui a vu son indemnisation diminuer, et je parle d’indemnisation, pas de rétribution. Or le contentieux est de plus en plus complexe et fouillé et on a un boulot monstre. Et, encore, quand on a droit à l’aide juridictionnelle. Hormis le contentieux des étrangers où le titre de séjour n’est de fait pas demandé, d’autres l’exigent. La dame qui est venue me voir ce matin pour l’hébergement, on va lui demander un titre de séjour. Donc, je vais travailler un petit peu bénévolement [rires]. Il y a beaucoup de bénévolat. C’est un contentieux où on est nécessairement très impliqué. Mais il faut  qu’on fasse quand même tourner des cabinets. On est loin de rouler sur l’or malgré ce que laisse entendre le rapport de l’IGA qui stigmatise les avocats de la défense des étrangers en tant que profiteurs et pilleurs des finances de l’État et qui incite les juges administratifs à réduire les indemnités. C’est parfois décourageant et c’est parfois extrêmement stimulant. Quand on arrive à ce genre d’accusations, c’est qu’on dérange et qu’on est efficace. 

Parmi les dossiers sur lesquels vous avez travaillé, il y a eu la décristallisation des pensions des anciens combattants. Pouvez me parler de cette expérience ?

Belle expérience que ce combat. En novembre 2008, on a été informés que les pensions militaires de retraite des anciens combattants étrangers étaient cristallisées, figées, simplement du fait de la nationalité. Et l’ancien combattant avait beau vivre en France dans des conditions misérables, il percevait une pension dix fois inférieure à celle d’un ancien combattant français. On s’est réunis avec la LDH, la CIMADE et d’autres associations. On a vérifié l’information et on a étudié sous quel angle on pouvait tenter d’obtenir son annulation. On ne comprenait pas le fondement légitime de cette discrimination. On a créé un groupe de travail. On a eu l’aval du conseil régional, qui nous a fourni toute l’assistance logistique. Le 12 avril 2009, on a organisé une grande réunion d’information dans l’amphithéâtre du conseil régional. L’amphi était plein, gavé d’anciens combattants qui ont répondu à l’appel. On a été très surpris du nombre. Beaucoup d’interrogations et de colère se sont exprimées. On les a ensuite reçus individuellement. On en a retenu 66 qui présentaient les caractéristiques de cette discrimination qu’on souhaitait attaquer et faire discuter devant le tribunal. Au cabinet, ils venaient avec leurs cartes déchirées et reconstituées et des documents d’archives.

Pour la plupart, de quelle nationalité étaient-ils ?

Marocaine. Et nous avions un Sénégalais. A Bordeaux, il y a une très forte communauté marocaine. Et la périphérie de Bordeaux centralise les paiements des Marocains. On les a défendus collectivement dans le cadre de l’IDE devant le tribunal administratif. Et nous avons gagné, à part pour ce Sénégalais, sur la base des accords euro-méditerranéens. Le juge administratif n’est pas allé jusqu’à l’arriérage des quatre ans passés mais a décidé de la décristallisation à compter de la requête. Cela a permis au moins aux anciens combattants d’avoir ce petit arriéré puisque la requête datait de 2010. Cette action judiciaire locale ne représentait pas l’ensemble des personnes discriminées. Il fallait trouver un moyen de faire passer l’information. Nous avons imaginé concevoir ce livret où il y avait la procédure à suivre et les organes à contacter pour obtenir une décristallisation. Le souci est qu’à chaque avancée judiciaire, il y a une réplique législative. Et nous avons eu la loi de finance qui a fixé la date butoir pour solliciter cette décristallisation au 31 décembre 2013.

Donc il y a eu un manque de volonté politique ?

Il y a eu très clairement un manque de volonté politique. Pourtant, ces anciens combattants – plus qu’une poignée d’hommes extrêmement âgés – représentent des économies de bout de chandelle. Et vouloir faire des économies de bouts de chandelles, on oublie les principes. Une belle décision, un bel engagement, aurait eu une valeur de réconciliation. 

C’était une sale période, la plus infamante de notre histoire. On a eu très peur que les mots aient un sens, une importance. Quand on crée un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, on sent bien que l’exclusion va de pair !

Lors de la création du ministère de l’immigration sous le gouvernement Sarkozy,  vous vous étiez fortement exprimée. Qu’est-ce que ça a pu changer ? Et aujourd’hui, où on en est ? Puisque ce ministère n’existe plus en tant que tel.

C’était une sale période, la plus infamante de notre histoire. On a eu très peur que les mots aient un sens, une importance. Quand on crée un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, on sent bien que l’exclusion va de pair ! Ce ministère a eu une action très violente. L’étranger a été stigmatisé comme jamais. Et même si nous n’avons plus de ministère de l’identité nationale, le mal est fait et continue à polluer, à jeter le discrédit sur ces populations, à en faire des boucs-émissaires. C’est un discours ambiant, presque admis, y compris par nos juges. On est obligés de se battre pour des évidences. Un exemple, pour un couple qui n’est pas de même nationalité, les juges administratifs en sont à dire maintenant : « D’accord, ils ne peuvent pas retourner dans le pays ni de monsieur ni de madame. Mais qu’ils aillent vivre ailleurs qu’en France ! » C’est un discours qui n’est pas compatible avec nos pratiques. L’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme sur le droit à une vie familiale normale fait partie de nos principes de base. C’est la politique de la patate chaude. On est démunis face à ce qui n’est même pas une argumentation juridique, sans aucun principe noble, élevé, respectueux des gens. On descend vite dans l’infamie et après pour remonter c’est très compliqué. Je reste évidemment engagée parce que c’est ma fibre personnelle. Ce ne sont pas quelques mauvaises décisions qui vont me faire perdre le moral. Il suffit d’une bonne décision et on repart. C’est surtout que c’est tellement fondamental le « vivre ensemble ». C’est nécessaire, inéluctable et indispensable. On ne peut pas vivre sans l’autre. On ne peut pas se réfugier derrière des frontières fictives, impalpables, que l’on décrète. C’est un concept que je ne comprends pas et que je ne comprendrai jamais. Donc, je continuerais à me battre pour que tout le monde vive dans des conditions décentes. Ce ne sont pas les gens qui ont une volonté de dépouiller ou de tirer la couverture à soi, ce sont des gens qui demandent uniquement à vivre comme tout le monde, en famille, avec un travail, dans des conditions sécurisées sans guerre ni famine ou autre. Si nous avions, nous, eu la malchance d’être né au mauvais endroit au mauvais moment, on serait dans leur situation. C’est du bon sens, ça n’a rien de juridique. Alors, je reste engagée, mais j’essaie de diversifier les modes d’action car c’est compliqué d’être avocat. C’est compliqué, et à la fois c’est confortable, parce qu’on n’a pas de décision à prendre. J’en suis consciente. Mais c’est compliqué parce que vous portez une cause, à laquelle vous croyez, et parfois pour des raisons qui vous échappent totalement, cette cause est perdue. Nous n’avons pas le pouvoir de décision. Il faut le chercher ailleurs. Le monde judiciaire est un mode de résolution des injustices, mais il y a d’autres vecteurs pour y parvenir. Et la politique est la plus noble des causes. Les principes de liberté et de fraternité sont complètement inhérents à ma personne. Pas la liberté à tous crins mais juste le respect de l’autre. Je ne conçois pas qu’on puisse fermer des frontières ni même des portes !

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