Les Pagneuses
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec Mme Soukeyna MBAYE (Les Pagneuses), avait été réalisé le 25 mars 2014, à Bordeaux (33). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous.
Soukeyna MBAYE – Je m’appelle Soukeyna MBAYE. Je suis d’origine sénégalaise et je vis en France depuis vingt-sept ans.
Fara POHU – Dans quelles circonstances tu es arrivée en France ?
J’ai rejoint mon mari. Mais si ce n’était pas dans ce contexte, je serais aussi venue là, par mes propres moyens. Je souhaitais venir pour étudier. Je croyais que c’était simple. J’allais étudier et rentrer au Sénégal. Mais j’ai fait le choix d’arrêter mes études pour m’occuper de mes enfants. Et je ne l’ai pas regretté.
Après des années, quand on est confrontés à la réalité, on se rend compte que tout n’est pas comme on l’avait prévu. On était vraiment assignés.
Et après, l’idée de repartir au Sénégal n’était plus d’actualité ?
Après des années, quand on est confrontés à la réalité, on se rend compte que tout n’est pas comme on l’avait prévu. On était vraiment assignés. C’était compliqué. C’est la vie qui est compliquée. Quand on a pris une décision, on se bat jusqu’au bout et on se donne les moyens.
Ton mari étudiait ?
Mon mari a suivi un B1 en sciences de l’éducation, puis un doctorat et il a eu le CAPES et le PLP 1, 2 (Professorat de Lycée Professionnel). Il a enseigné. Je suis restée mère au foyer pendant des années, tout en essayant de comprendre ce qui se passait autour de moi par l’engagement associatif.
Comment a commencé cet engagement dans les associations ?
Cet engagement a commencé par des informations, des rencontres. Une personne en formation m’a parlé d’une association de femmes sénégalaises. Qu’est-ce qu’on peut dire de ces femmes ? Ça m’a motivée à sortir de chez moi et à aller à la rencontre des personnes. J’étais déjà très impliquée dans la vie des Sénégalais qui se regroupaient lors d’événements. Culturellement, les femmes sénégalaises ont l’habitude de se rencontrer pour discuter, échanger, s’entraider, s’écouter et s’amuser.
Quelles étaient ces associations ?
J’étais membre de l’USG, l’Union Sénégalaise de la Gironde. J’étais très impliquée aussi dans les centres sociaux notamment au Grand Parc. Il y avait des moments de convivialité, des ateliers culinaires. J’ai aussi travaillé avec une association à Cenon lors de la démolition des tours André Gide.
On est venus du Sénégal, on rencontre donc des personnes. Ce n’est pas inutile de savoir comment ils vivent, ce qu’ils disent, comment ils réfléchissent, les représentations qu’ils ont.
Ton engagement ne s’est pas arrêté aux gens issus du Sénégal.
C’était beaucoup plus large. Si cela s’arrêtait aux Sénégalais, je ne pourrai pas savoir ce qu’il se passe autour de moi. On est venus du Sénégal, on rencontre donc des personnes. Ce n’est pas inutile de savoir comment ils vivent, ce qu’ils disent, comment ils réfléchissent, les représentations qu’ils ont. Il faut essayer de conjuguer les choses, de partager, d’échanger avec eux pour améliorer nous aussi notre situation
Je tournais. J’avais cette soif de comprendre, de ne pas perdre de temps.
Et parmi ces femmes sénégalaises, vous étiez nombreuses comme ça à vous engager ?
Dans l’association sénégalaise, oui. Mais, en dehors de l’association, j’étais partout : dans les associations, dans les communes, à la mairie, au conseil de diversité. Il y avait peu de femmes, pas seulement sénégalaises mais aussi africaines, qui étaient dans cette démarche. Je tournais. J’avais cette soif de comprendre, de ne pas perdre de temps. Je m’occupais des enfants, mais je m’évadais aussi dans des formations professionnelles ou dans des associations. Je voulais construire ma vie de citoyenne et faire le lien avec les autres migrants africains.
Et ces africains immigraient pour quels motifs?
C’est une immigration économique. Puis, il y a eu les étudiants et leur famille venus pour un troisième cycle ou une formation continue.
Et par ailleurs, vous avez monté un groupe de soutien scolaire ?
Oui, oui. Dans la cité Henri Scellier où j’habitais à Cenon, il y avait beaucoup d’immigrés et d’enfants qui n’étaient pas scolarisés. Ils venaient d’arriver. Il fallait les accompagner dans l’apprentissage de la langue et de la culture.
Là, tu retrouvais ton rôle d’institutrice que tu avais au Sénégal ?
Soukeyna MBAYE – Exactement. J’avais enseigné six ans à l’école primaire au Sénégal. J’avais un CAP qui m’a permis de m’inscrire à l’université de Bordeaux II où j’ai obtenu un DEUST. Après j’ai arrêté parce que j’ai eu un enfant malade. Et je voulais laisser à mon mari l’opportunité de réussir sa carrière. C’est un choix et je ne l’ai pas regretté. Concernant l’accompagnement à la scolarité à Cenon, l’USG nous a envoyé deux étudiants venant deux fois par semaine et Domofrance nous a prêté une salle. On recevait ces enfants et on les accompagnait dans leur scolarité. Certains aujourd’hui ont fait carrière et sont vraiment épanouis. Ça fait plaisir. Surtout les filles, certaines s’en sont bien sorties.
Et il y avait aussi une association dans la cité c’est ça ?
Oui, l’association dans la cité était très dynamique. On faisait des sorties en journée, des piques-niques ou des soirées avec les familles. Tout le monde venait, se sentait bien et échangeait.
Et je me disais tout le temps : « Ça suffit. Ça ne peut pas continuer comme ça. Il faut que les femmes sachent qu’elles ont une place. On doit revendiquer cette place. Après tout c’est nous qui faisons avancer le monde. »
Oui, ça t’a permis de recréer un réseau social en France ?
Oui. J’ai créé un réseau en allant vers les associations. Je recevais beaucoup de courriers. Et je suis de nature très curieuse intellectuellement. Et je voulais construire, ne pas perdre de temps et ne pas laisser un vide. C’était des courriers d’invitation à des rencontres associatives sur l’éducation ou la place des femmes, sujet qui me touche beaucoup. Et je me disais tout le temps : « Ça suffit. Ça ne peut pas continuer comme ça. Il faut que les femmes sachent qu’elles ont une place. On doit revendiquer cette place. Il faut qu’on sache qu’après tout c’est nous qui faisons avancer le monde. Le développement local c’est les femmes. Pourquoi cette richesse des femmes n’évolue pas ?”
Ici c’est autre chose, surtout quand on est maman. On se pose des questions : Que vont devenir mes enfants ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi j’ai immigré ? Pour moi, il fallait qu’ils réussissent.
Est-ce que tu penses qu’au Sénégal tu aurais eu les mêmes combats ou c’est parce que tu étais ici, dans une situation d’immigration, que c’était plus fort encore ?
Les femmes au Sénégal sont très investies dans le développement local. Mais lorsqu’on est immigrée, on essaie de trouver une place. On se dit : “ Où on est ? Qui on est ? Qu’est-ce qu’on est ici ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est quoi nos droits ? Nos devoirs ? Comment ne pas s’exclure ? Est-ce qu’on peut vivre comme toutes les femmes qui sont ici ? » Au Sénégal, de plus en plus, les femmes mènent ces combats. Mais elles sont confrontées à d’autres réalités quotidiennes : éduquer leurs enfants, les faire vivre alors que les hommes ont démissionné. Elles se liguent pour que ça cesse. Au Sénégal, je n’avais pas commencé ce combat, mais j’étais déjà syndiquée dans l’enseignement. Ici c’est autre chose, surtout quand on est maman. On se pose des questions : Que vont devenir mes enfants ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi j’ai immigré ? Pour moi, il fallait qu’ils réussissent. Je suis allée dans leur école dès leur arrivée. J’ai rencontré les professeurs. Je suis restée des heures dans les classes. Ah mes enfants, ils ont pris le rythme scolaire, pas de souci. Ils ont fait une scolarité, sauf un, notre dernier. Il était à l’école Camille Maumey à Cenon, avec des enseignants et un directeur, extraordinaires. Mais en CP une ancienne institutrice était revenue enseigner. Et ça ne se passait pas bien avec mon fils et un de ses amis de la cité. Ils ont convoqué les parents. La maîtresse a dit : “ Chaque parent s’assoit là où est le cahier de son enfant ”. On s’est retrouvés dans un coin [Rires]. Je me suis dit : “Ah, là, ma chère, tu es mal partie là. Tu vas devoir me donner des explications.” Avant qu’elle ne commence, je dis : “Non, je veux bien être polie. Mais là, il y a quelque chose que je ne comprends pas. Adil et Dramane sont assis comme ça côte-à-côte, là, bien cachés des autres ?” Elle me répond oui. Je lui dis : “Mais au nom de quoi ils ne sont pas avec les autres ? ” Elle me dit : “Parce qu’ils ont des difficultés… Ils sont suivis par un psy”. Je lui dis : “Vous faites suivre nos enfants par des psy sans qu’on soit au courant ? Au nom de quoi vous faites ça ?” Après j’ai regardé les cahiers, c’était horrible, lamentable. Je me suis dit : “Moi, en tant que parent, je le vis mal là. J’imagine les enfants qui ont vécu ça toute l’année sans savoir pourquoi. Avec mon mari, on a écrit deux courriers : un au directeur d’école, un autre à l’inspecteur académique. Lors d’une rencontre à l’école avec l’enseignante, elle s’est excusée. Elle a commencé sa carrière dans cette école alors qu’il n’y avait pas d’enfants immigrés. A son retour, elle a eu peur et elle était dépassée. Ça a vraiment affecté les enfants. Dramane a tenu jusqu’en troisième. Il a fait un CAP-BEP Vente. Après il a dit : S’il vous plaît, laissez-moi sortir de l’école.” Je savais qu’il souffrait. Il est sorti. L’autre garçon n’a jamais réussi. L’école doit être le lieu fondamental d’intégration, de structuration, d’accompagnement, de compréhension. D’où la nécessité de parler des réalités aux enseignants. Est-ce que c’est dans leur formation ? Je ne sais pas. Les situations d’échec d’enfants immigrés qui sont trop nombreuses.
Pendant huit ans, j’ai été dans la médiation sociale. J’étais correspondante de quartier. Traiter la personne qui est devant soi comme soi. Un travail d’altérité et d’amour de l’autre.
Et avec les Pagneuses, cela fait partie de tes combats ?
Oui. Nous sommes six femmes très engagées. Nous travaillons beaucoup sur ces thèmes de l’éducation : la santé, l’action au droit, la lutte contre les discriminations… Pendant huit ans, j’ai été dans la médiation sociale. J’étais correspondante de quartier. Je travaillais beaucoup dans les rues. Aller à la rencontre des personnes qui sont exclues, paumées, angoissées, qui vivent vraiment en dehors. Puis, quand je suis arrivée à Saint-Michel – le hasard n’existe pas – je suis tombée sur le quartier le plus populaire de Bordeaux. On reçoit tous les primo-arrivants. Il y a une diversité culturelle et une richesse. C’est un plaisir pour moi de venir. Mon bureau est là. Je fais l’écrivain public trois fois par semaine. On a des interprètes bulgare, turque et russe. Quand on reçoit les gens, on voit vraiment une souffrance. Ils ont besoin de confiance. Ils ont besoin d’échanger, de parler, d’écoute. C’est des outils que j’ai acquis dans le travail de médiation. J’ai eu beaucoup de patience et de respect. Traiter la personne qui est devant soi comme soi. Un travail d’altérité et d’amour de l’autre. Notre rôle est d’essayer de les tirer pour les sortir des difficultés.
Expliquez-moi les Pagneuses, comment ça a commencé.
Les Pagneuses ont commencé par les journées de la femme. L’Union des Travailleurs Sénégalais a rassemblé les associations des femmes africaines. Une commission femme s’est réunie pour faire des scénettes sur le quotidien, sur les réalités qu’elles vivaient : être parent entre deux continents, la polygamie, la santé. Pendant trois ans, on a fait ces représentations théâtrales puis ça à pris de l’ampleur. Il restait une dizaine de femmes. On faisait souvent appel à nous, notamment Guy Lenoir de MC2A. Puis l’UTSF a proposé que les Pagneuses créent leur association. On était sept. Deux sont parties, parce que la demande était très importante : les écoles, les centres d’animation. On a notamment fait un projet avec le centre d’animation de la Benauge et cinq groupes scolaires : vivre ensemble à l’école, faire le lien entre les parents et l’enseignant…
On proposait des scénettes à la sortie de l’école. On emmenait parents et enfants aux centres d’animation pour faire les représentations.
Sous forme d’échanges ?
On proposait des scénettes à la sortie de l’école. On emmenait parents et enfants aux centres d’animation pour faire les représentations. Et après les devoirs commençaient. Ce sont les associations ou les écoles qui nous appelaient et qui donnaient les thèmes. Par exemple, nous avons fait une scénette marrante “Les poux sont encore là”, avec notre balai et notre machette [Rires]. On a travaillé avec AIDES sur la prévention du sida. Ça a été un partenaire vraiment de longue date. On est membre du réseau des associations africaines et caribéennes qui luttent contre le VIH. On a fait un DVD avec le CCAS de Lormont sur la drogue et le dépistage rapide. On fait le tour de la France. Et on est toutes bénévoles. On demande un peu de cachet aux associations pour les frais de déplacements.
Quel est ton rôle dans cette association ?
Je suis la présidente, mais on mène ça d’une façon très collégiale. Je fais les démarches administratives. Mais je veux impliquer. Mon objectif est que chacun se sente responsable. Je fais le lien avec les institutions, les associations, les partenaires. Et ça me demandait beaucoup de travail. A un moment donné c’était tous les vendredis de 21h jusqu’à 1h du matin. Maintenant, on se rencontre moins. On a plus d’expérience. A chaque thème, on se met autour de la table, on réfléchit et chacun amène son idée.
Qu’est-ce qu’il t’apporte cet engagement ?
Il m’apporte une ouverture d’esprit. Ça fait plaisir aussi de pouvoir donner un peu de soi-même et de partager. J’ai grandi dans ça. Je fais partie d’une fratrie de vingt-cinq enfants. Je suis le cinquième. Et j’ai toujours bien vécu avec mes frères et sœurs, avec mes parents et avec les épouses de mon père. Malheureusement, elles sont toutes parties, mon papa avec. Mais je sais ce que c’est que vivre ensemble. Partager, c’est un bonheur. C’est quelque chose d’extraordinaire. Je ne sens pas quelque chose, moi, d’aussi important dans la vie que ça.