Hürizet GUNDER
Hürizet GUNDER
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Les séquences

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Bordeaux
Date : 21 janvier 2014

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec Mme Hürizet Gunder (CLAP), avait été réalisé le 21 janvier 2014, à Bordeaux. Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

 

Résumé de l’interview

Je suis arrivée en France en juin 81, à l’âge de huit ans, avec ma mère et mon petit mon frère de quatre ans suite à la demande de regroupement familial de mon père.

FARA POHU – Hurizet, est-ce que tu peux me raconter ton arrivée en France ?

HURIZET GUNDER – Je suis arrivée en France en juin 81, à l’âge de 8 ans, avec ma mère et mon petit mon frère de quatre ans suite à la demande de regroupement familial de mon père. Nous sommes arrivés à Flers en Normandie où il travaillait pour l’usine de sidérurgie Luchaire. C’était un grand déchirement. J’étais en deuxième année à l’école en Turquie. Et je quittais ma famille, ma grand tante que j’appelais “maman”. Pendant les vingt-quatre heures de voyage, j’ai pleuré.

Et est-ce que tu te souviens des premiers mois ici ?

Oui. C’était entre le 15 et le 20 juin, il faisait beau. L’école n’était pas encore finie. Les enfants des amis de mon papa allaient encore à l’école. Je leur posais constamment des questions. J’étais très curieuse. Je ne parlais pas un mot en français. Un dépaysement complet. Nous habitions au 12 rue du Pont Féron. Je me souviendrai toujours de cette entrée, au deuxième étage. Un T3 avec deux chambres, un salon et une cuisine. Je découvrais l’électricité car on ne l’avait pas au village qui était à la frontière de la Géorgie. On avait l’eau qu’on allait chercher au puits juste à côté. Et les lampadaires : qu’est-ce que ça peut être cette chose qui éclaire ? Et les cabines téléphoniques en rectangle : à quoi ça pouvait servir ? Ça a été toute une découverte. Un changement d’un pays à un autre, mais aussi d’un village paumé de la Turquie à la ville. A Flers, il y avait beaucoup de personnes d’origine turque mais qui n’avaient pas de liens avec moi. Ça a été très difficile les premiers mois. En septembre, on s’est inscrits à l’école et on a été placés dans un groupe spécifique pour apprendre la langue française. Lorsque mon papa est arrivé en France en 74, j’étais l’aînée et j’avais un an. Il m’a dédié son départ. Lorsqu’il a passé le contrôle médical de l’OMI, l’Office des Migrations Internationales, il s’est dit : “Si j’arrive à passer ce cap, je le dédierais à ma fille”. C’est extraordinaire parce que les pères dédient toujours, dans la culture turque musulmane, à leur fils et jamais à leur fille. Il a dit  : “J’y vais pour Hurizet, pour son bonheur”. Donc il m’a inscrite très rapidement à l’école. Ça a été très difficile. Il fallait s’accrocher. J’écoutais beaucoup. A l’époque, on travaillait les histoires de Grimm sur des magnétophones. Le mercredi je regardais Récré A2 émerveillée. Car j’ai découvert la télé aussi, en noir et blanc. Ça a donc été des moments très forts de déchirement mais en même temps de découverte d’une autre culture.

C’était un rêve depuis toute petite : avoir mes dix-huit ans, ma liberté. A partir de dix-huit ans, je me suis sentie davantage française.

Et à quel moment est-ce qu’on a l’impression d’appartenir à cette culture française ?

Je pense à partir de mes dix-huit ans. C’était un rêve depuis toute petite : avoir mes dix-huit ans, ma liberté. A partir de dix-huit ans, je me suis sentie davantage française. Parce que d’abord j’ai fait la démarche d’avoir la nationalité française. Mais aussi j’avais passé le cap de la scolarisation. J’avais fait l’école primaire, collège, lycée, le bac. J’étais imprégnée de l’école républicaine. En plus, mon parcours était atypique. Je suis restée à Flers en Normandie jusqu’en CM1. Après la perte de l’emploi de mon père, j’ai résidé un an à Cursan près de Créon, puis j’ai continué le collège à Libourne. Au lycée, en 92, j’ai déménagé à Cenon. Et j’ai découvert une communauté turque qui était complètement différente. Je n’avais que très peu de liens avec elle sauf pour des mariages ou fêtes. A Libourne, il y avait peu de familles d’origine turque. Ensuite, intégrer la fac permet de regarder différemment. Et le deuil du retour au pays est fini. Ça y est. On reste ici. On s’installe ici. Maman a eu trois enfants après nous. C’était devenu notre pays. Et puis l’apprentissage, l’école. Mon papa a suivi beaucoup mon parcours scolaire. Il venait aux rencontres parents-professeurs. J’étais très volontaire. J’adorais lire. J’ai eu beaucoup de lacunes au niveau du français, mais j’étais battante. Je voulais absolument réussir, ne pas avoir le même parcours que celui de ma mère. 

Donc, aujourd’hui, tu es militante, engagée aussi dans ton travail. Mais à cette époque-là, est-ce que ça se dessinait déjà ? Quand tu as dix-huit ans, tu fais quelles études ? Tu veux te diriger vers quoi ?

Mon rêve était de devenir Médecin sans frontières. Et j’avais un professeur extraordinaire qui voyait que mes lacunes français posaient problème. Il m’a dit : “Mais tu sais Hurizet, il faut pas aller loin pour aider les gens.” J’ai pensé au métier d’avocate, pour aller défendre le droit des personnes. Il y avait quelque chose en moi qui voulait aider les autres, quels que soient le métier ou le parcours que j’allais effectuer. A Bordeaux, en 92, j’ai fait une capacité en droit à la fac. Et j’ai intégré un réseau de militants associatifs. J’ai commencé à travailler sur l’immigration turque à Cenon. Et je me disais : “Tiens, ils sont différents. Ils s’habillent différemment, pas du tout à l’européenne.” 

A Paris, j’apprends que la DPM, Département Population Migration, crée des postes d’ADLI, Agents de Développement Local pour l’Intégration pour aider la communauté turque à tisser des liens avec la société d’accueil, la France.

Ce qui n’était pas ton cas ?

Non. J’étais d’une famille musulmane. Cela m’arrivait de porter le foulard, surtout pendant les fêtes religieuses. Je faisais le ramadan. On ne buvait pas d’alcool. On ne mangeait pas de porc. Mais à l’école, jamais la question du foulard ne s’était posée. Mon père ne me l’avait jamais imposé. J’étais une fille, toute ordinaire je dirais. Et arrivée à Cenon, je découvre une population qui arrive du centre anatolien, de Yalvac. Je suis originaire de la région de Posof. Et là, je les vois avec des vêtements complètement différents. Ma mère portait le foulard, mais elle était habillée à l’européenne. Puis, je fais face à une situation qui m’a beaucoup interpellée : celle d’une jeune fille de dix-sept ans amenée de Turquie par le biais d’un mariage arrangé. Son mari était parti et elle avait un bébé. Elle vivait chez sa belle-famille, les voisins de mes parents. Je me suis dit : “Il faut aider cette personne.” Et j’ai commencé à travailler auprès de ces femmes, à les accompagner pour des démarches administratives, à côté de mes cours. Puis je découvre la communauté turque de Sainte-Eulalie, qui n’est pas du tout intégrée. Je me rends à son Centre social dont Gérard Castelain était le directeur. Je propose mon aide en tant qu’interprète bénévole. Et je décide de créer une association turque. Je rencontre Mr Dias, le directeur du FAS (Fonds d’Action Social). Il refuse de subventionner une association à caractère communautaire. Je rencontre une assistante sociale du CCAS qui me fait découvrir ELELE, La Maison des Travailleurs de Turquie dirigée par Gaye Petek Salom. Je me rends à Paris pour la rencontrer. Je pars avec Marie-Cécile, une bonne-sœur, pour rassurer mes parents. J’étais stratégique ! A Paris, j’apprends que la DPM, Département Population Migration, crée des postes d’ADLI, Agents de Développement Local pour l’Intégration pour aider la communauté turque à tisser des liens avec la société d’accueil, la France. Lors de ma deuxième année d’université, la DPM crée un poste de l’ADLI à Bordeaux. Je suis recrutée à ce poste, par l’intermédiaire de Gérard Castelain et de Monsieur Diaz, au CLAP, Comité de Liaison des Acteurs de la Promotion. Cela fait dix-sept ans. Entre-temps, j’ai repris mes études universitaires à Bordeaux II en gestion et développement humanitaire. J’ai travaillé pour être coordinatrice de projets à l’étranger. Je suis notamment partie à Rabbah un mois et demi pour travailler sur le nouveau code de la famille, la moudawana. 

En quoi consiste le travail d’ADLI ?

Mon champ d’intervention s’étend sur les quatres communes de la rive droite : Lormont, Cenon, Sainte-Eulalie, Floirac. Mon rôle c’est la médiation socioculturelle auprès des familles, l’accueil du public, l’information et l’orientation. Les derniers projets étaient avec l’ANDRU, l’Agence Nationale De Renouvellement Urbain. Je travaille aussi pour la mobilisation du statut de la femme turque, la libération et la prise de parole. Avec le CIDFF et l’APAFED on a beaucoup travaillé sur la violence conjugale. On a créé la plaquette “Refuser la violence conjugale” en turc et en français.  On a fait des réunions d’informations dans les Centres sociaux, dans les MDSI, les Infos-droits et à la Maison du droit et de la justice. On va être aussi opportunistes. On se rend où il y a un besoin et on donne l’information.

Comment est perçu ton rôle par les usagers ?

Ils sont ravis d’avoir un poste comme celui-ci. D’abord, il y a le secret professionnel. Les gens peuvent s’exprimer librement. C’est un soutien pour eux. De plus, après le regroupement familial des Turcs des années 80, on aurait pu imaginer que leur nombre baisserait. Le poste de l’ADLI n’aurait pas dû durer dix-sept ans. Il était de trois ans, renouvelable, puis devait s’arrêter. Finalement, il a continué car le flux migratoire ne s’est pas arrêté. Contrairement à d’autres communautés, 90 % des mariages turcs ont eu lieu encore au pays d’origine. Tous ces jeunes, issus de la deuxième génération comme moi, ou arrivant en bas âge, ou nés en France, qui ont acquis la nationalité française, alors  que la Turquie accepte la double nationalité, se marient en Turquie. Donc le flux migratoire continue et le besoin d’ADLI est toujours présent. Donc, ils sont ravis. Ça leur permet de faire le lien avec les services de l’Etat et des collectivités mais aussi des établissements scolaires. On fait beaucoup de médiation scolaire et éducative. On intervient à la demande des familles et des partenaires associatifs ou institutionnels. On est la passerelle entre le pays d’accueil et le pays d’origine.  Et on diffuse l’information. A la fac, je donne des cours sur l’immigration turque. On forme aussi les services sociaux notamment de Cenon. Je suis accompagnée par une collègue médiatrice et interprète. Toute seule, ce n’est pas possible.  

On est à 400 demandes en 2013 sur la rive droite. C’est énorme. On est à plus 1200 interventions.

Pourquoi ?

Il y a trop de demandes. On est à 400 demandes en 2013 sur la rive droite. C’est énorme. On est à plus 1200 interventions. A Bordeaux, il y a Internet Gironde, l’AMI et MANA. Promo-Femmes a aussi deux personnes d’origine turque pour ses interventions.

On a créé une association “Ici et là-bas” pour la promotion de la double culture.

Et par ailleurs, tu t’es impliqué dans une association ?

On a créé une association “Ici et là-bas” pour la promotion de la double culture. C’est de l’information sur la culture française pour les primo-arrivants et sur la culture turque pour la société française. C’est aussi des soirées interculturelles et d’échanges des savoir-faire entre femmes. C’est aussi organiser la journée de la femme avec des expositions. Il faut savoir qu’en Turquie, les femmes de mon âge ont évolué, alors que pour la femme turque de la génération de mes parents qui est arrivée en France, le temps s’est arrêté de tourner. Elles n’ont pas eu de vie sociale : elles ont eu des enfants et une maison à s’occuper. L’extérieur était étranger pour elles en raison notamment de la barrière de la langue et du manque d’apprentissage. Il y a une émancipation qui s’est faite au pays et pas ici. Les jeunes femmes qui arrivent aujourd’hui par le biais du mariage s’intègrent rapidement. Elles arrivent des grandes villes et ce n’est plus la même population. C’est même un fléau en Turquie où les villages se vident vers les grandes villes. Il y a 15 ans, l’école n’était obligatoire que jusqu’en CM2 en Turquie. Depuis, elle l’est jusqu’à la fin du collège et elle est mixte. En France, l’INSEE faisait état en 2013 d’un échec scolaire plus important des enfants d’origine turque par rapport à d’autres populations. En parallèle de ces familles implantées en France, leurs familles en Turquie ont fait des études, même longues. Certains sont enseignants, médecins ou avocats. Le système de bac est comme celui des Etats-Unis ou de l’Angleterre. C’est le nombre de points qui détermine l’entrée en fac. 

Et comment tu expliques cet échec ici ? 

La double culture et la double langue. La langue française est très difficile. On l’entend d’une manière, on l’écrit d’une autre manière. La langue turque est phonétique. De plus, à la maison, tout le monde est branché 24 heures sur 24 en Turquie avec les paraboles. Et ce sont des enfants d’ouvriers aussi. On sait très bien aujourd’hui que très peu d’enfants d’ouvriers réussissent. Donc c’est tout ça. Je pense que les générations à venir vont changer. Il suffit de regarder. L’année dernière, au lycée Elie Faure qui a plus de cinquante élèves d’origine turque, le meilleur élève qui a eu le bac avec 19 était d’origine turque. Il a même pris son appartement à Bordeaux, alors que les parents habitent à Artigues. Comme toute immigration, il y a un temps d’émancipation, d’intégration, un temps où tout se fera. Ça prend plus de temps au sein de la communauté turque. La Turquie n’a jamais eu de liens avec la France. Elle n’a jamais été colonisée. A l’inverse, eux-mêmes ont colonisé. L’empire ottoman, 650 ans. C’est “fort comme un turc”. Enfin, il y a quand même ces idées. Aujourd’hui, la crise économique touche peu les Turcs qui se sont intégrés notamment par l’accession à la propriété en France. Dans la culture turque, c’est l’achat, la richesse : il faut acheter, il faut montrer. Ils ont rapidement utilisé les systèmes bancaires. Les parents ont investi en Turquie. Et nous on va investir en France. C’est notre pays. 

Je me dis souvent que tout élève d’origine turque qui réussit, c’est aussi une réussite de moi-même. Toute femme qui va commencer à travailler et apprendre le français, c’est que j’ai réussi quelque chose.

Qu’est-ce qui fait que tu as eu envie de créer cette association ? Tu étais déjà très impliquée par ton travail. Donc il y avait un peu un doublon. 

C’était de pouvoir donner un autre lieu. Et il fallait que je m’approprie quelque chose à titre personnel. Je me dis souvent que tout élève d’origine turque qui réussit, c’est aussi une réussite de moi-même. Toute femme qui va commencer à travailler et apprendre le français, c’est que j’ai réussi quelque chose. J’ai réussi à sortir ces femmes de l’anonymat. Elles peuvent s’exprimer. Elles peuvent demander le divorce – il y a aussi une très forte demande de divorce aujourd’hui. Rester au CLAP, ce n’était pas suffisant. C’est un cadre dans lequel je ne peux pas faire ce que je veux, comme une expo ou une soirée interculturelle. Il faut demander l’autorisation ou créer des projets. Alors que, quand c’est à soi-même, on réunit un bureau et on décide. Alors, on avait des subventions du FAS et de la ville de Cenon. Mais ce n’était pas un doublon. C’était un plus. J’ai vraiment découvert qu’il y avait un besoin de créer une association, un lieu où on peut dire des choses et où on a le droit de choisir. Et au CLAP, je suis salariée. Là, je suis présidente et j’écoute plus la voix de la population et l’envie des jeunes.  

Donc, c’est surtout des jeunes ?

Des jeunes entre vingt et quarante ans.  Ils parlent la langue française et sont intégrés. Ils travaillent ou sont au chômage mais ont fait des études universitaires. C’est vraiment une mixité de personnes. On leur apporte beaucoup et ils sont nombreux. Quand on fait des manifestations, on touche 100 ou 200 personnes. La journée du 8 mars, on en a touché plus de 300. On a fait venir des chanteurs et l’expo s’est maintenue une semaine au château de Palmer. 

C’est forcément autour de la culture turque les expositions, les chanteurs ?

Ça n’a été qu’autour de la Turquie. C’est pour promouvoir la culture turque. C’est important. On est français mais les racines sont là-bas. Peut-être qu’au bout de la deuxième, troisième ou quatrième génération, ce sera différent. Mais pour notre génération, il y avait un besoin d’association. Pourtant, il y a quinze autres associations aux alentours : l’association du fonds funèbre turc, du centre culturel et cultuel turc avec la mosquée turque et un imam envoyé de Turquie, le comité de parents d’élèves turcs avec trois enseignants turcs envoyés et financés par le gouvernement turc. Après il y a des associations turques musulmanes de plusieurs confréries, notamment d’alévis à Latresne et à Cenon. Il y a des associations régionales comme celles de Posof ou de Yalvac. Et il faut savoir que quand deux Turcs se rencontrent à l’étranger, la première question qu’ils posent est : “Tu es d’où ? Tu es mon frère”. 

En 2008, j’ai été élue au Conseil municipal et nommée à la politique de la ville. C’est une très grande expérience. C’est un autre mode d’intégration [Souffle].

Et de là, tu t’es impliquée également dans la vie politique cenonnaise ?

Et de là, je me suis impliquée dans la vie politique cenonnaise. En 2000, sous Jospin, j’ai participé à la journée des jeunes citoyens issus de l’immigration à la Villette à Paris. J’ai rencontré Martine Aubry. Et je ne sais pas pourquoi, il s’est passé quelque chose entre cette femme et moi. Je suis revenue et j’ai adhéré au parti socialiste de Cenon pendant quatre ans. J’étais membre de la commission administrative. Puis le Maire m’a demandé d’être sur sa liste. J’ai dit oui. Je ne savais rien de la vie politique. Être au parti socialiste, c’est une chose. Être sur le terrain et être sur une liste, c’est une autre. En 2008, j’ai été élue au Conseil municipal et nommée à la politique de la ville. C’est une très grande expérience. C’est un autre mode d’intégration [Souffle]. C’est difficile. Il faut s’accrocher. C’est un autre monde. On dit que le travail est difficile. Mais, être dans la vie politique, c’est autre chose. Mais c’est très enrichissant. La mairie, c’est six-cent-cinquante personnes. Que dire ? D’abord être une femme, c’est une chose. Et être élue, c’est une autre. Et en plus, une femme issue de l’immigration et  musulmane. Ça a été un long chemin. Mais comme je suis battante, j’ai réussi. Je ne dois rien. Je n’ai jamais demandé quoi que ce soit. On m’a appris parce que j’avais des compétences. Et ils y ont cru et ils n’ont pas eu tort, puisqu’ils me demandent d’être sur la prochaine liste. Mais j’ai beaucoup travaillé sur moi-même depuis que je suis élue sur la commune. 

Ça veut dire quoi “travailler sur soi-même” ?

Au Conseil municipal, on n’a pas beaucoup de pouvoir, mais on en a un petit peu. Certaines portes s’ouvrent plus facilement. Ce n’est pas pour soi-même mais par rapport aux cenonnais et aux cenonnaises. Si je repars pour un autre mandat, je veux apporter davantage, toutes questions confondues, que ce soit celle du logement, de la précarité ou du social. Je n’aurais jamais cru faire un tel parcours, moi, arrivée à huit ans en France. J’ai un mari extraordinaire dans ma vie puisqu’il est là. J’ai trois mômes ! Et je ne vis pas dans la nostalgie du pays, je regarde devant et loin. Pourquoi pas un jour un maire d’origine turque ? Pourquoi pas une femme à la tête de l’Etat français ? Je suis militante et féministe. Je me bats pour le droit des femmes, l’égalité des chances et la parité notamment au niveau des mairies. Je milite aussi en faveur des droits des immigrés. Ils n’ont pas forcément demandé à être là. Moi, je n’avais rien demandé. Mon père m’a prise et m’a amenée. Le droit de vote des étrangers, j’y crois énormément. En 81, Mitterrand avait promis. On est en 2014. Ça se fera. 

Hurizet, tu m’as montré quelques documents. Est-ce que tu peux me dire ce qu’ils sont ? 

Celle-ci est au centre social de Sainte-Eulalie. Dans le cadre des échanges de savoir-faire, on faisait des raviolis turcs. C’était extraordinaire. On avait chaque trimestre une thématique. 

On me pose souvent la question : on peut être une femme comme moi, turque musulmane et en même temps laïque et féministe ? On peut. Il n’y a pas de raison.

Donc, toi tu es ADLI ?

Oui, je suis ADLI. Et là je suis maman. Maman et trois générations. La Croix avait pris le parcours de plusieurs générations de femmes qui avaient réussi. On avait été choisis par une journaliste de Paris. Son article a été publié chez ADRI. Et voilà la première photo de ma vie. Le 3 juin 81, nous avons fait des photos pour les pièces d’identité et les extraits d’acte de naissance. J’ai huit ans, mon frère quatre et ma maman était bien jeune. L’exil a un goût amer pour nous et encore plus amer pour ma mère qui a tout quitté. Au 12 rue du Pont Féron, elle guettait le facteur et elle courait descendre les escaliers de deux étages pour voir s’il y avait un courrier de ses parents. Et le soir, quand elle voyait la lune, elle disait : “Est-ce que ma mère regarde la lune en même temps que moi ?” Et là, c’est mon mariage en 93. J’avais 20 ans. Mais il est arrivé en France un an plus tard, le 17 décembre 94. Aujourd’hui, j’ai eu mes quarante ans. Je voulais absolument avoir mes dix-huit ans, et puis finalement, ça passe trop vite. Mais je n’ai pas fini. J’ai beaucoup de choses à faire, comme défendre le droit de vote des étrangers, le droit des femmes et l’égalité des salaires… On me pose souvent la question : on peut être une femme comme moi, turque musulmane et en même temps laïque et féministe ? On peut. Il n’y a pas de raison.

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