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Manuel DIAS
Manuel DIAS
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Les séquences

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Bordeaux
Date : 21 février 2014

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec M. Manuel DIAS (Rahmi), avait été réalisé le 21 février 2014, à Bordeaux. Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

 

Résumé de l’interview

C’est un parcours à la fois long et sinueux, parce que ça fait soixante ans que je me suis engagé, sous différentes formes… On parle aujourd’hui des enfants soldats, moi j’étais un enfant militant.

FARA POHU – Est-ce que vous pouvez me raconter votre parcours ?

MANUEL DIAS VAZ – C’est un parcours à la fois long et sinueux, parce que ça fait soixante ans que je me suis engagé, sous différentes formes, et c’est un parcours diversifié, avec des ruptures importantes. Mon engagement démarre en 57, quand j’accepte à la fois d’être enfant de cœur et de faire partie d’un groupe de théâtre à l’école primaire. Et ces deux engagements, d’abord vont me donner confiance et ensuite, vont me permettre de rêver et d’exister. En 58, je me plonge dans le monde du travail, parce qu’à l’époque, en milieu rural, à la fois français et portugais, on commençait à travailler très vite. A l’âge de 12 ans, je travaille dans une usine de textile, dans une ville industrielle, avec un passé ouvrier. Je suis en contact avec un nouveau monde. Je découvre « la classe ouvrière » et le combat de classe. En 63, j’intègre un syndicat clandestin. Et, je deviens membre de l’association culturelle de mon quartier ainsi que du philharmonique en tant que saxophoniste. Je rentre dans l’engagement collectif. C’est aussi un moment de démocratisation au Portugal. On parle aujourd’hui des enfants soldats, moi j’étais un enfant militant. Mais à l’époque, je n’étais pas une exception : on devenait vite adulte avec des responsabilités. En 64, en raison de mon engagement syndicaliste, je suis obligé de fuir le Portugal devenu fasciste. Je fais partie de ces pionniers portugais, qui immigrent clandestinement et arrivent en France dans des conditions abominables. J’avais 18 ans. J’étais innocent et hors du temps, avec une grande capacité d’adaptation. Et j’arrivais dans un pays de liberté, ce qui était pour moi quelque chose de magique ! J’ai résidé un an à Lyon puis je suis parti à Colmar. Dans l’entreprise où je travaillais, je suis devenu le médiateur, l’interprète, la personne ressource des nouveaux arrivants portugais. Je m’engage syndicalement à la JOC, Jeunesse Ouvrière Catholique. Et en même temps, je crée en 68 la première association portugaise d’Alsace, dont je suis président à l’âge de 21 ans. Ce qui est un paradoxe, parce que la grande majorité des membres de l’association avaient 40-50 ans. On crée, une année plus tard, la Fédération des associations portugaises d’Alsace, dont je suis élu vice-président. Je suis également un membre fondateur de l’Association de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés, l’ASTI de Colmar. Mais il y a « être dedans » et « à côté ». Je suis dans la communauté portugaise, mais je suis à côté de ces associations. J’ai un pied dedans et un pied dehors. J’ai une capacité de transition et de médiation avec la société française.

En 72, avec le poids des responsabilités, je prends conscience de ma peur de devenir une personnalité, ou un “notable” – c’est horrible de dire ça. Donc je décide de partir. Je remets tout en question et je vais travailler en tant que charpentier au chantier naval de Saint Nazaire. C’est un bastion de l’industrie française, avec une grande tradition ouvrière. Je suis élu délégué syndical à la CFDT. Et je suis un des membres fondateurs de la Commission Nationale Immigrée de la CFDT.

Puis, la révolution du 25 avril 1974 va mettre la lumière sur le Portugal. Et d’un seul coup, les Français découvrent l’immigration portugaise, qui est là depuis maintenant dix ans, mais invisible. Les Français de mai 68 vont retrouver un peu leur ADN, ce que j’appellerais « leur utopie ». Durant trois ans, je deviens une personne-ressource dans l’accompagnement de ce qui se passe au Portugal.

En 75, je deviens secrétaire général de la FASTI, la Fédération des Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés, à Paris.  

En 75, je deviens secrétaire général de la FASTI, la Fédération des Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés, à Paris. Je me familiarise avec le monde parisien, avec « la France centralisée et politique ». Avec des amis, on crée en 77 la Maison des Travailleurs Immigrés avec l’aide des églises françaises. Elle se situait à Puteaux puis a déménagé à Paris XIème. C’est la première structure qui met en synergie et en dialogue cinq associations de travailleurs migrants : Marocains, Algériens, Tunisiens, Yougoslaves, Espagnols, Portugais, Italiens… Cette MTI va donner naissance à un festival de théâtre populaire sur l’immigration. Le combat de a pris pied dans le champ culturel. En 81, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, c’est un immense espoir et en même temps, une utopie. Des textes de lois sont votés sur le droit syndical, les droits associatifs, le code de la mutualité des étrangers. Les choses bougent et la problématique de l’immigration change de cursus. Ce n’est pas simple mais on est moins répressif. Au même moment, c’est la montée du Front national, les élections de 83, la tragédie de Dreux, la marche pour l’égalité de 83, la Convergence 84. L’immigration devient un élément qui structure le débat politique. Émergent ensuite la politique de ville, la question des banlieues, des violences urbaines. Je suis nommé à la Commission Nationale pour le Développement Social des Quartiers et je rentre dans la sphère administrative. 

Nous avons fait un pari, qu’on n’a pas gagné, qui était de sortir l’immigration d’une logique « assistancielle » et humanitaire pour la positionner dans le champ de l’économie.

Nous avons fait un pari, qu’on n’a pas gagné, qui était de sortir l’immigration d’une logique « assistancielle » et humanitaire pour la positionner dans le champ de l’économie. L’ouverture du droit à la création de mutuelle aux étrangers notamment a posé la question de leur existence dans la société française. Comment positionner le droit et la parole des migrants dans une grande institution française comme la mutualité ? Une partie de la société française n’était pas prête à reconnaître les immigrés comme des éléments à part entière de notre système de solidarité. Et les gouvernements des pays d’origine n’étaient pas non plus prêts à perdre leur manne financière, parce que l’épargne n’était pas négligeable. On est entrés dans un enjeu qui nous dépassait. Ça a été passionnant, dix ans de ma vie, et ça m’a permis de faire ces croisements.

En 85, je rentre au Ministère des affaires sociales en tant que chargé de mission auprès des associations. Je suis nommé directeur régional du FAS (Fonds d’Action Sociale).

En 85, je rentre au Ministère des affaires sociales en tant que chargé de mission auprès des associations. Je suis nommé directeur régional du FAS (Fonds d’Action Sociale) devenu FASILD (Fonds d’Aide et de Soutien pour l’Intégration et la Lutte contre les Discriminations) en Aquitaine. Je ne suis plus un militant de l’immigration mais acteur institutionnel de l’immigration. Cette nouvelle fonction, que je vais exercer à Bordeaux pendant vingt-deux ans, me permet de me recentrer. J’ai quatre interlocuteurs majeurs : les services de l’État qui ne comprenaient rien à cette question, les élus qui étaient tétanisés par la problématique de l’immigration du fait de la montée du Front national, les associations qui voulaient exister et les acteurs culturels qui commençaient à découvrir le champ de l’immigration. J’avais un rôle de banquier car je gérais les crédits du FASILD et de la politique de la ville sous la responsabilité du préfet de région. J’étais aussi force d’impulsion et d’initiative : le banquier est une locomotive. C’est aussi un moment où se développe dans cette région la politique de la ville et des quartiers, où je vais être, avec d’autres, une personne-ressource au niveau de la préfecture.

Que devient l’engagement ? Que deviennent les aspirations personnelles ? Comment on articule tout ça ?

C’est un moment de très grande souffrance, dans la mesure où vous changez de métier et de posture. Les gens ne vous regardent plus pour ce que vous êtes mais pour ce que vous représentez. Chacun vient négocier son dossier. Ça a été un apprentissage à la fois passionnant et douloureux. Mon passé militant d’engagement engendrait une difficulté à porter ces costumes. Après, c’est une question de volonté. J’ai voulu assumer. Je suis un homme de caractère. On assume aussi en ayant la perception que dans une situation de pouvoir, on a toujours une marge de manœuvre. Mais vous ne pouvez pas faire n’importe quoi sinon le préfet, un élu ou un membre de cabinet vous rappelle à l’ordre. Cela m’est arrivé à plusieurs reprises. Donc vous êtes toujours sur la corde raide, sous liberté surveillée. Vous avez une capacité d’initiative et vous prenez des risques. La sphère institutionnelle est une organisation d’État très formatée. J’ai vécu les lois de la décentralisation de 83 et la prise en compte des problématiques sociales, éducatives et culturelles par la région, par les départements… C’est une révolution de l’organisation de la société. J’ai été directeur régional au moment où se négociaient les transferts de compétences. J’ai été acteur de ce changement, malgré un manque de légitimité.

Il faut au moins vingt à trente ans pour que les mentalités changent, non pas dans leur émotion, mais dans leur pratique. Car on peut être ému par quelque chose, mais ça ne change pas votre représentation. Ça change votre émotion, votre regard à l’autre,

Pourquoi ?

Les lois de la décentralisation n’avaient pas prévu la problématique des minorités, notamment des immigrés. Sur la politique de la ville, chaque fois que j’ai essayé d’introduire la problématique de l’immigration, les élus refusaient de l’aborder. Donc ça évolue très lentement. Aujourd’hui, 80% des anciens immigrés sont des Français qui peuvent voter, s’exprimer et faire modifier l’équilibre politique dans les territoires. Donc c’est ça qui a changé. Ce n’est pas le travail que nous avons fait qui a changé la donne. Mais nous nous avons posé des jalons. Sinon, les changements de comportements se font sur la durée. Il faut au moins vingt à trente ans pour que les mentalités changent, non pas dans leur émotion, mais dans leur pratique. Car on peut être ému par quelque chose, mais ça ne change pas votre représentation. Ça change votre émotion, votre regard à l’autre, soit par pitié, soit par humanisme, mais ça ne change pas votre imaginaire. C’est un processus de très longue haleine. Je l’ai compris en prenant conscience de l’enjeu du travail sur l’histoire et de la mémoire de l’immigration, comme élément constitutif de notre histoire collective. Cette question a résonné pour moi dans les années quatre-vingt en travaillant sur la politique de ville. Avec Hubert Dubedout, à l’époque maire de Grenoble et Président du Conseil national des villes, on a réalisé qu’on ne pouvait pas construire une ville ou un quartier sans ses habitants, et encore moins, contre eux. Et que pour renouveler les quartiers, redonner du sens, de l’humanité et de la citoyenneté, il fallait qu’il y est un espace à la fois pour les habitants et pour les associations. A cette époque, je découvre aussi la montée du Front national, qui introduit la rupture dans notre tradition historique de solidarité. Or la solidarité se construit sur un imaginaire. Et cet imaginaire passe par la mémoire et l’histoire. 

En 85, à mon arrivée à Bordeaux, j’apprends aussi l’histoire fabuleuse d’Aristides de Sousa Mendes, consul général du Portugal à Bordeaux, qui a sauvé 30 000 personnes début 1940. C’est l’action de sauvetage la plus importante de la Seconde Guerre mondiale. Je me passionne et travaille avec d’autres sur la reconnaissance de l’histoire d’Aristides de Sousa Mendès. Je découvre la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de Bordeaux, puisque Vichy est née à Bordeaux, et la capitulation de Bordeaux, devenue capitale de la France en 1940. Le maire de Bordeaux, Adrien Marquez, a décidé de trahir. Et Pétain a pris le pouvoir. 

En 1988, je suis attrapé par une autre histoire. Je suis confronté, en tant que directeur régional du FASILD, à la revendication de représentants de la communauté africaine sur la question du port de Bordeaux, ancien port négrier colonial. Des universitaires et des militants associatifs réfléchissent à la question suite à un travail important conduit en Angleterre et à Nantes. Et je découvre une autre facette de l’histoire de Bordeaux. Je vais accompagner tous ceux qui ont envie de travailler sur cette question. 

En 2000, l’association Génériques est créée à Paris pour travailler sur la question de l’histoire et de la mémoire de l’immigration. Donc l’équipe de Génériques, dont j’étais très proche, fortement soutenue par le FASILD au niveau national, décide de faire une étude sur les archives départementales, et fait du département de la Gironde, sur mes conseils, un des départements pilotes. J’accompagne, je finance et je copilote, avec l’accord du préfet, cette mission. En 2001, le préfet, sur ma demande, valide un groupe de travail régional sur la question de l’histoire et de la mémoire de l’immigration, que j’anime. Il donne naissance à la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, dont je vais être membre fondateur. On ne peut pas concevoir l’histoire et la mémoire de l’immigration déconnectée de l’histoire de France. Travailler sur l’apport de l’immigration, c’est enrichir l’histoire de ce pays. Je deviens ainsi président du RAHMI à Bordeaux.

En 2006, au moment où je fais valoir mes droits à la retraite, on me sollicite pour devenir vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme de Bordeaux. J’accepte deux autres missions – importantes car elles me permettent d’avoir la respiration : la présidence du pôle régional sur la bande dessinée qui organise le festival sur la rive droite ; et la qualité de membre du conseil fédéral national de l’union des organismes d’HLM et du bureau d’Aquitanis. Enfin, depuis huit ans, je suis membre du Conseil Economique et Social d’Aquitaine, représentant le RAHMI. C’est la deuxième assemblée de la région, où siège l’ensemble des représentants des forces vives de notre région. C’est important de travailler sur la question de l’histoire et la mémoire de l’immigration sans approche communautaire et au cœur des endroits où le dialogue se construit. Le jour où on comprendra que l’immigration est un élément constitutif de notre identité collective et qu’elle représente entre 30 et 40% de notre démographie, de notre vie économique, comme l’ont compris les Américains, les Brésiliens et d’autres pays. Nous sommes un peuple métissé et c’est dans la rencontre de l’autre qu’il y a l’avenir de l’humanité.

 

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Interviewer : Fara Pohu
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