Isabel VINCENT
Isabel VINCENT
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Les séquences

Interviewer : Fara Pohu
Lieu : Bordeaux
Date : 14 mars 2014

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des défenseurs de l’accueil et des droits des personnes migrantes, un entretien avec Mme Isabel Vincent (O Sol de Portugal), avait été réalisé le 14 mars 2014, à Bordeaux (33). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur le bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

Résumé de l’interview

Je suis professeure des écoles. Je suis aussi élue à la ville de Pessac, déléguée à la vie associative et membre de l’association “O sol de Portugal”.

Isabel VINCENT – Je m’appelle Isabelle Vincent Pereira. Peirera est mon nom de jeune fille et je tiens à le garder. Actuellement, je suis professeure des écoles. Je suis aussi élue à la ville de Pessac, déléguée à la vie associative et membre de l’association “O sol de Portugal”. Je suis aussi présidente de la Maison des associations en tant qu’élue.

Fara POHU – Est-ce que vous pouvez me raconter votre arrivée en France ? Puisque vous êtes issue, vous-même, de l’immigration portugaise ?

Je suis arrivée en France en 67, de façon légale, avec ma mère et mon frère. Mon père est venu nous chercher un an après son immigration. Nous sommes passés par Porto pour faire des papiers puis nous avons pris le train pour Irun. Le changement de train pour Hendaye a été difficile : il n’y avait plus aucune place dans les wagons pour voyageurs. Nous avons fait le voyage dans un wagon de marchandises, debouts et entassés.  Je me suis dit : “Mais où est-ce qu’on va ?” Un sentiment d’être traités un peu comme des bêtes. 

Vous aviez quel âge ?

J’avais sept ans. Après, nous avons retrouvé des places assises dans le train jusqu’en Charente. Nous avons rejoint le village de Roumazières Loubert après Angoulême. Ce qui m’a marqué le plus à mon arrivée, c’est que notre maison avait les volets à l’intérieur et était entièrement close : j’ai cru qu’on allait habiter dans un garage. C’est le souvenir que j’ai. Et après quand je suis arrivée à l’école, mon père m’a dit : “Si on te demande comment tu t’appelles, faudra dire ton nom”. “Comment tu t’appelles ?” est la première phrase que j’ai apprise en français. J’ai passé ma première journée à répéter mon nom et mon prénom. Ce sont les souvenirs que j’ai. Parce qu’après, tout s’est passé, on va dire, normalement. Je n’ai pas de choses difficiles ou qui m’ont posé problème.

Je suis devenue membre du conseil d’administration du centre d’animations dePessac. D’ailleurs, j’étais la seule jeune au milieu de tous ces vieux [Rires] !

Et alors, il y a eu la création de l’association O sol de Portugal. Il y a des choses avant la création de cette association liées au Portugal ?

Non, parce que mes parents ont beaucoup déménagé. Avant notre emménagement à Pessac, nous vivions à Tonnay-Boutonne en Charente maritime. J’étais au collège, j’avais douze ans et il y avait une fête locale, puisqu’il y avait un châtelain qui prêtait son domaine. Dans ce cadre, on m’a sollicitée pour donner des cours de danse portugaise à un groupe d’enfants de mon âge. En parallèle, j’étais déjà engagée un peu dans la vie associative, parce que, par exemple, je travaillais avec la Croix-rouge. Je fabriquais des objets destinés à la vente. Et donc, il y avait déjà sûrement une fibre associative. Quand je suis arrivée à Saige-Formanoir à Pessac, à seize ans, je n’avais jamais vu d’aussi hautes tours de ma vie puisque j’arrivais d’un petit village. J’habitais dans une maison immense avec un très très grand jardin. Donc ça a été un peu chaud. On avait la possibilité de soit d’un appartement dans une des tours, soit dans les petits bâtiments de deux étages. Mes parents ont choisi le moins haut, parce qu’on avait l’impression d’être un peu claustrophobes. Je ne connaissais alors personne : c’est la première fois que mes parents répondaient à une offre d’emploi du Sud-Ouest. Avant, c’était par leurs connaissances. Je me suis rendue au centre d’animations. J’avais déjà cette fibre d’aller vers les autres. Je suis devenue membre du conseil d’administration de ce centre. D’ailleurs, j’étais la seule jeune au milieu de tous ces vieux [Rires]. C’est là que j’ai tout appris sur la vie associative et que je pensais à m’engager. Par la suite, en 79, une des animatrices du centre, salariée de la mairie de Pessac, m’a proposé de participer au spectacle “Portugal d’hier, d’aujourd’hui et de demain” organisé par l’association “Cadence”. Après plusieurs rencontres, une des membres organisatrices, d’origine portugaise, m’a dit : “Et si on créait une association portugaise ?” Deux ans plus tard, en 81, nous avons créé O sol de Portugal.

Au départ, O Sol de Portugal, c’était faire de la danse. Et puis, le projet de l’association a évolué. Alors, ce qui était drôle c’est qu’au début seules Maria et moi étions majeures !

Et quel était le projet derrière la construction de l’association?

Isabel VINCENT – Au départ c’était de faire de la danse. Et puis petit à petit le projet de l’association a évolué. Alors, ce qui était drôle c’est qu’au début seules Maria et moi étions majeures. Et donc, pour constituer le Bureau de l’association, c’était nos parents. Et au fur et à mesure que les gens devenaient majeurs, les parents partaient. C’était vraiment une association de la deuxième génération. Il y avait déjà des associations portugaises mais c’était des gens de la première génération. Au début, on nous trouvait un peu étranges. On ne savait pas bien parler portugais. On n’était pas du tout reconnus. Je me rappellerai toujours ma première réunion avec d’autres associations portugaises, j’étais la seule femme. C’était un soir à Saint-Michel. Je monte cet escalier. Et quand je suis arrivée là-haut, on m’a regardée bizarrement. Bon, ça s’est très bien passé. Mais c’était bizarre. J’étais quand même un personnage étrange au milieu de tous ces gens. Il n’y avait aucune femme qui était présidente d’associations portugaises. D’ailleurs, à ma connaissance, il n’y en n’a pas eu beaucoup. A un moment si, à la radio, il y a eu une femme portugaise. Mais c’est tout le temps des hommes. 

Donc vous avez été présidente pendant combien d’années, vous ?

J’étais présidente pendant treize ans. C’était vraiment une association atypique. D’abord, beaucoup de femmes, et c’est toujours le cas. 

En 86, l’association a commencé à faire de l’accompagnement à la scolarité. On s’est rendus compte que les jeunes qui étaient à l’association n’étaient pas aidés par leurs parents.

Donc, à part la danse, qu’est-ce qu’il y a d’autres comme activités ?

Ça fait des années qu’il y a plus de danse. En 86, l’association a commencé à faire de l’accompagnement à la scolarité. On s’est rendus compte que les jeunes qui étaient à l’association n’étaient pas aidés par leurs parents. On s’est dit qu’on pourrait faire quelque chose. Puis, on s’est dit : “Pourquoi que nos jeunes ?” On a ouvert à d’autres nationalités : Algériens, Marocains, etc. En parallèle, l’association a créé un groupe de chant, de chant-chorale avec quelques musiciens. On a un groupe de conteurs aussi. Le chant est portugais, mais les contes sont en français. Parfois, c’est bilingue. Cet atelier de contes a démarré grâce au festival Chahuts à Saint-Michel. Lorsque l’Association des arts de la parole interculturelle – c’est comme ça qu’elle s’appelait – s’est créé, O sol de Portugal a été une de ses fondatrices. Nous sommes toujours membres de son Bureau. Suite à ce festival, on a eu envie d’étudier nos propres contes portugais ou de langue portugaise, africaine, brésilienne. On s’est ouverts très vite aux autres associations. C’est aussi une des particularités de notre association : elle n’a pas essayé de créer un coin de Portugal à Bordeaux. Il y en a beaucoup qui étaient nés ici. Ce n’était pas comme les associations de première génération qui fabriquaient des groupes folkloriques pour être au Portugal. Nous, c’était être Portugais à Bordeaux. 

Beaucoup étaient mal à l’aise. Etre Portugais était péjoratif : c’était “fils de maçon, fille de femme de ménage”.

Oui, en même temps, faire le pont entre vos origines – je parle de vos origines en général – et le fait de vivre en France, c’était important ?

C’était important. Quand on part quelque part, c’est important de savoir d’où on vient. Avec du recul, je trouve que l’association a beaucoup apporté à des gens de ma génération. Elle a permis de libérer la parole. On a fait plusieurs ateliers sur les jeunes générations, sur la culture portugaise, sur le fait d’être Portugais aujourd’hui en France. Cela a permis de recueillir la parole des jeunes et de les faire se sentir bien dans leur peau. Beaucoup étaient mal à l’aise. Etre Portugais était péjoratif : c’était “fils de maçon, fille de femme de ménage”. Certains préféraient ne pas dire qu’ils n’étaient pas Portugais. Ça a vraiment permis à des jeunes de faire des études, qu’ils n’auraient pas faites s’ils ne nous avaient pas rencontrés. L’association a eu un rôle positif sur faire l’intégration, même si je n’aime pas ce mot. 

Aujourd’hui, l’association, elle en est où ?

Elle a des salariés depuis 91. Elle a eu une salariée permanente pendant treize, quatorze ans. Actuellement, elle a deux salariés. Elle est très impliquée dans l’animation. Elle assure une garderie à l’école du Vieux Bordeaux et fait des activités d’interclasse à l’école Paul Bert. 

Et toujours en lien avec la culture portugaise ?

Oui et non. La garderie du Vieux Bordeaux n’est pas forcément en lien avec la communauté portugaise puisque les enfants font leurs devoirs et font des activités sans lien avec le Portugal. A Paul Bert, l’activité contes est souvent en lien avec le Portugal. Mais il y a des activités d’informatique qui n’ont aucun lien. Après, il y a toujours les contrats d’accompagnement à la scolarité à Saint-Michel. Et l’association dispense quatre cours de portugais, deux à Pessac et deux à Bordeaux, et des cours particuliers. Il y a une forte demande soit des Français d’origine portugaise ou des gens qui veulent partir au Portugal. Enfin, l’association est engagée sur des animations de projets avec ses ateliers de conteurs et de chant. L’association elle-même possède énormément d’expositions et elle a une reconnaissance de plusieurs années en tant qu’acteur du Portugal. On fait souvent appel à elle pour des conférences. Par exemple, elle va organiser avec le comité de jumelage de Pessac une importante manifestation du 4 au 28 avril sur les quarante ans de la révolution portugaise : contes, concerts, films, conférences, concours de cuisine, repas, etc. 

Si on me demande : tu es quoi ? Tu es portugaise ? Tu es française ? J’ai envie de dire que je suis européenne.

C’est important de faire perdurer les activités sachant qu’on est à la troisième, peut-être à la quatrième génération de Portugais dans certains cas ?

Je vais répondre personnellement. Je pense que c’est important, alors que j’ai la nationalité française. Si on me demande : tu es quoi ? Tu es portugaise ? Tu es française ? J’ai envie de dire que je suis européenne. J’ai deux cartes d’identité, une française et portugaise. J’en suis fière. Mes enfants aussi, alors que mon mari est français, car je les aient déclarés au consulat. Ça permet de garder du lien et d’être fiers de nos racines. L’autre jour, pendant la campagne électorale, je croisais un jeune qui me dit : “Non, je ne vote pas. Cela ne m’intéresse pas”.  Je lui dis : “Mais, comment ça, ça ne vous intéresse pas ? Je veux dire, il y a des gens qui se sont battus pour avoir le droit de vote. Je suis originaire d’un pays où il y a eu quarante ans la dictature. Moi ça me parle le droit de vote”. Alors, il sourit et il me dit : “Ah mais oui, en plus je suis d’origine portugaise”. Alors je lui dis : “Encore plus !” Et donc, là, j’ai entamé la discussion avec lui. Et là, il était très mal-à-l’aise. Je discute avec lui de la dictature de Salazar, etc. Et à la fin, il m’a dit : “Oui, j’irai voter”. Il a une méconnaissance de ses origines. Ce n’est pas possible d’être d’origine portugaise et de ne rien savoir sur ce pays. Pour moi, c’est presque un devoir de mémoire. J’ai connu des jeunes coupés du Portugal et qui, vers vingt-cinq ans, sont repartis au Portugal. Avant, ils ignoraient tout de leur pays dont les parents parlaient pas ou peu.

Et alors, aujourd’hui, vous êtes dans différentes fonctions, et professionnelles, et politiques. Quel lien faites-vous entre votre parcours associatif et votre engagement politique ou professionnel ?

Concernant  mon engagement professionnel, je suis professeure des écoles. Je voulais l’être depuis l’enfance : plus j’avance et plus je me dis que c’est lié à mon arrivée en France. Ca ne fait pas longtemps que je suis consciente de ça. Ce n’est pas mon premier métier parce que j’ai fait des études physiques et j’ai travaillé en tant que technicienne dans deux laboratoires de recherche. Un laboratoire de recherche à Paris, puis après sur l’aérospatial sur le programme Ariane 4. Et puis, en 86, mon habilitation au secret défense a été refusée en raison de mes origines portugaises. Pourtant j’avais aquis la nationalité française bien avant mon mariage avec un Français. J’ai dû quitter l’entreprise. Je l’ai mal vécu. Ça a été le moment de discrimination de ma vie en France. Et puis ensuite, j’ai tenté de trouver du travail. Mais être une femme dans ce métier est un handicap et je n’ai rien trouvé. Et je ne voulais pas repartir à Paris. Je voulais être enseignante depuis petite. Je me suis dit : “C’est peut-être l’occasion”. J’ai changé de salaire, mais il n’y a pas que le salaire dans la vie. C’est vraiment le métier qui fallait que je fasse. Je suis dans un quartier d’habitat social aussi, pas par hasard. Aujourd’hui, avec mon ancienneté, je pourrai travailler à l’école Aristide Briand que j’ai visitée ce matin, où des enfants fonctionnent bien. La classe de CM1 que j’ai rencontrée est bien meilleure que la classe de CM2 dont je m’occupe. Cependant, tous les matins quand je vais au travail, je me dis que ce n’est pas facile, mais que je suis utile. J’ai énormément d’enfants d’origine étrangère, des Africains, des Maghrébins… Cela est lié à mon engagement associatif où je me suis impliquée dans les contrats locaux d’accompagnement. J’ai travaillé longtemps avec le lycée CEFISEM, le Centre de Formation et d’Informations pour la Scolarisation des Enfants de Migrants, avant même d’être enseignante. Tout ça est donc lié. Enfin, concernant mon engagement politique, on est venus me chercher, pas pour mes beaux yeux, mais par rapport à mon engagement associatif et par rapport à ce que je représentais. J’imagine.

Je suis conseillère municipale dédiée à la vie associative. Et à titre d’élue, je suis présidente de la Maison des associations qui regroupe deux-cent-vingt associations.

Quelle est votre fonction exacte à la mairie ?

Je suis conseillère municipale dédiée à la vie associative. Et à titre d’élue, je suis présidente de la Maison des associations qui regroupe deux-cent-vingt associations. Et je suis aussi au conseil d’administration du comité de jumelage de Pessac. D’ailleurs, c’est grâce à O Sol de Portugal qu’il y a eu un jumelage en 2011 avec une ville portugaise, Viana do Castelo et Pessac. Il y avait aussi une volonté politique à Pessac, notamment sous Alain Rousset. Le maire de Viana viendra pour les quarante ans de la révolution portugaise qui se déroulera à Pessac où est le siège de l’association et à Bordeaux où se déroulent ses ateliers et animations. C’’est une association qui rayonne au niveau de la CUB (Communauté Urbaine de Bordeaux) et même nationalement. 

Pourquoi nationalement ?

Nationalement parce que l’association est adhérente à la CCPF (Coordination des Collectivités Portugaises de France) qui est une sorte de fédération à Paris. On se déplace souvent à Paris :  à l’époque on était sûrement une des rares associations au niveau national à faire de l’accompagnement à la scolarité. Notre association est reconnue aujourd’hui. Elle est aussi ouverte et évolutive : chaque nouvel adhérent apporte ses envies et ses besoins. Par exemple, nous avons organisé des rencontres sur le rôle des femmes dans la vie associative. Nous travaillons aussi beaucoup avec l’association ALIFS (Association du Lien Interculturel Familial et Social)  avec laquelle on organise des échanges européens.

Donc avec l’ALIFS vous avez fait des échanges européens ?

On a fait un échange entre la France, le Portugal et la Tunisie autour du thème de l’eau sur une durée de trois ans. Avec du recul, tous les différents secteurs dans lesquels j’ai travaillé m’ont permis d’être bien dans ma peau de Franco-portugaise. C’est important parce que je connais pas mal de gens de ma génération pour qui ça a été très douloureux. Je remercie tous ces gens que j’ai rencontrés. J’ai jamais eu honte de dire que j’étais d’origine portugaise, même dans des moments où c’était pas très valorisant [Rires]. Le cul entre deux chaises, je l’avais, mais c’était confortable. Cela m’a permis de me construire et de devenir la personne que je suis aujourd’hui. Donc, merci le Portugal, merci la France, merci l’Europe. 

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