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Edouardo BERNAD

Eduardo Bernad-Balladin
Républicain Espagnol
Né en 1931

Edouardo BERNAD
Edouardo BERNAD
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Les séquences

Interviewer : Marianne Bernard
Lieu : Bordeaux
Date : 23 juin 2009

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux au sujet des Résistants républicains espagnols en Aquitaine, un entretien avec Edouardo Bernad, a été enregistré le 23 juin 2009 à Bordeaux (33) par Marianne Bernard.  Sur cette page, vous trouverez un résumé synthétique de cet entretien, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous.

Retranscription intégrale

Résumé de l’interview

EDOUARDO BERNAD – Je suis né le 6/11/1931 dans un petit village qui s’appelait Ontiñena dans le sud de la province de Huesca, en Espagne. Mon père était tailleur hommes et femmes. Il était en même temps musicien Il se trouve qu’au village, il y avait une des meilleures écoles de musique de toute la région. Et mon père délaissait souvent l’atelier pour aller jouer en orchestre. Ma mère est une femme qui était très cultivée et une très bonne couturière. Mais elle ne voulait pas exercer à l’atelier de mon père. Moi, étant gosse, j’avais perdu deux frères. Un qui était plus âgé que moi, qui s’appelait Hector, qui était un blondinet, il est mort d’insolation. Et un qui était un an plus jeune que moi, Grégorio, mort de la rougeole.

Toute ma famille était républicaine, très républicaine. Et le village était républicain, mais sans une vraie définition idéologique. Mon grand-père maternel luttait à l’UGT, « L’Union Générale des Travailleurs ». Et j’avais trois oncles du côté de ma mère qui était militant au POUM, le « Parti Ouvrier d’Unification Marxiste », avant 36, dont un était dirigeant. Les deux plus jeunes se sont engagés dans l’armée républicaine dès que le coup d’Etat a éclaté. La plupart des hommes du village sont partis au front. Un de mes oncles a été tué lors des premiers combats, aux portes de Huesca. Mon père a adhéré à la CNT, Confédération Nationale du travail, anarchiste. Et, le village a été géré par une collectivisation de la CNT. Et comme il ne pouvait pas aller au front, il jouait un rôle important dans cette collectivité qui gérait le village. Nous étions très près du front sur Saragosse. J’entendais fréquemment les canonnades et tout. On a vécu pendant… près de deux ans comme ça ! En voyant les soldats aller et venir au front et se reposer dans notre village.

Puis, un matin de mars 1938, dans la cuisine, y’avait ma mère qui était toute bien habillée, avec ma petite sœur née en 1937, avec une valise. On a pris un camion et on est partis sur Lérida, chez des amis. Mon père savait déjà que les franquistes avaient enfoncé le front, et, depuis un mois, on voyait de plus en plus l’aviation allemande ou italienne qui passait, qui nous survolait… A Lerida, il y a eu un terrible bombardement de trois heures de l’aviation allemande et italienne. Ils ont pilonné pendant trois heures. Ça a été affreux. Nous étions dans une cave, toute une bande de femmes, d’enfants et de personnes âgées. Les bombes tombaient tout autour. On a cru à plusieurs reprises que la maison allait nous tomber dessus. Tout tremblait. Les républicains avaient rétabli une deuxième ligne de front sur Lérida, coupée en deux par El Segre, c’est un fleuve important. Et, on est partis. On a retrouvé mon père et on a pris un train. Mon père a été appelé dans la banlieue de Barcelone, à Badalona, diriger une usine de textile qui travaillait pour l’armée avec peut-être 200, 250 femmes qui y travaillaient. On est resté presqu’un an… à crever de faim ! J’avais 6 ans.

Quand le front de Catalogne a été enfoncé, on est parti, à pied, sur une commune voisine à une vingtaine de kilomètres. Quand on habitait là-bas, il y a eu un terrible bombardement. Mon père avait des amis qui faisaient le transport des militaires vers la frontière. Et ils pouvaient nous prendre là, le jour où le front a été passé. On a attendu deux heures ou trois heures dans une église. On a essuyé d’abord un bombardement, deux bombardements. Puis mon père est venu en courant, « Vite, vite, vite, on y va ». On a pris un camion. C’était un camion de militaires blessés qu’on évacuait vers la frontière. Et on est parti. On a fait 70-80 kilomètres à 20 ou 30 km/h parce qu’il fallait surveiller. La route de Barcelone qui va vers Portbou, elle longe la mer et la voie ferrée. Et à un moment donné, on a entendu un hydravion décollé.

Un militaire a alors dit, « Bon c’est un hydravion italien. Il faut sauter. » Ma mère s’est jetée sur ma sœur parce qu’elle était paniquée. Et elle m’a accroché par le cou. Elle m’a verrouillé. J’étais ventre en l’air, alors tout le monde a sauté. Et mon père m’a accroché par la main dans le noir. Il me tirait en criant : « Il faut sauter. Il faut sauter autrement on va se faire tuer ». Et j’ai entendu distinctement l’avion passer très bas. Et deux sifflements, et des explosions beaucoup plus bas. Il nous avait raté de deux mètres, mais deux mètres… c’est la chance. Et puis plus tard, on a dormi dans un campement de soldats. Couchant la paille, je pensais, « Qu’est-ce que j’ai comme chance d’être ici. Qu’est-ce que j’ai comme chance d’être ici ! » Et je pensais aux gens qui marchaient sur la route partout là, sous la pluie, sous le vent.

Le lendemain, on est repartis. Et on est arrivés dans une gare. Y’avait peut-être 40 000 personnes qui étaient là. Mon père a dit, « On ne reste pas là, parce que là, l’aviation arrive. Ils vont faire un véritable carnage ». On a continué. Et on a passé une nuit d’enfer à Portbou. Et là, on a été séparés, parce qu’on empêchait les hommes de passer. Avec ma mère, ma sœur et moi, on a pu monter dans un camion, debout, parce qu’on était serrés comme des sardines. Dans une longue colonne qui montait sur la frontière, on est allés jusqu’à Cerbère. On a donc franchi la frontière le 2 février 1939.

A Cerbère, on nous a classé. Je crois même qu’on nous a vaccinés. On nous a mis un papier, un carton attaché avec une ficelle. Et après, on nous a mis dans un train. Et y’avait eu des bombardements sur Portbou et la DCA tirait depuis le haut. Ma sœur s’accrochait à ma mère, elle l’attrapait à chaque fois, elle était paniquée. Pendant cette traversée, je m’étais juré que, quand je serais grand, je me battrais contre ces barbares qui mitraillent des civils. C’était mon serment personnel que j’avais fait étant gosse ! J’avais 7 ans. Dans ce train, on a navigué pendant trois nuits et deux jours. On s’est arrêté dans plusieurs gares, où la Croix rouge nous donnait du lait etc. Et puis un soir, on a débarqué à Cosnes-sur-Loire dans la Nièvre. Ensuite, on est montés dans des autobus. Et on a voyagé à peu près une petite heure et on est arrivé dans une commune de l’Yonne, Etais-la Sauvin.

Et là, à notre grande surprise, on est arrivés et accueillis dans une grande salle, avec les tables mises, les couverts mis, des fleurs… Ça paraissait irréel ! Et bon, on s’est assis pour souper. On nous a servi une soupe chaude. Ça faisait quatre, cinq jours qu’on n’avait pas mangé un repas à peu près convenable… On a été logés dans une grande maison dans le village. Et puis, toute de suite, on s’est liés d’amitié avec les gens qui étaient propriétaires de cette maison. J’étais souvent chez eux parce qu’en plus ils avaient deux filles, dont une qui était un petit peu plus jeune que moi. On est tout de suite tombé amoureux, et on se quittait plus [rires]. Et dans cette maison, ils ont décidé d’établir les cuisines pour tous les gens qui étaient réfugiés. Et là, il faut dire que j’ai vécu une vie magnifique pendant six à sept mois, jusqu’à ce que la guerre mondiale éclate. On a pu reprendre contact avec mon père. Il était passé un ou deux jours après et avait été évacué sur Quimper. Il est venu nous rejoindre. Mais quand la guerre a éclaté, avec la défaite des personnes arrivaient de partout dans la maison, on a dû trouver un autre logement et mon père devait trouver un moyen de travailler. Dans un village voisin, des amis français pouvait nous louer une maison et il n’y avait pas de tailleur. On s’est donc installé à Entrains-sur-Nohain. J’avais été à l’école tout de suite. Et pour apprendre le français, le catalan m’a énormément aidé, parce qu’en trois mois, je parlais couramment le français. C’était moi l’interprète de la famille.

Dans cette commune, j’ai découvert le racisme. Les gens nous regardaient comme des bêtes, comme des gens dangereux. Le premier jour d’école, j’étais tout seul dans la cour, tous les gosses autour en train de me regarder. Et à la sortie, je fais à peine 200 mètres, et toute une bande m’est tombée dessus pour me taper. J’étais tout petit, un grand dadais m’a donné un coup de poing par derrière, il m’a étalé. Je me suis redressé aussitôt. Et je lui ai fait face. Et je l’ai mis KO. Et à partir de là, ça été terminé parce que même les grands me craignaient. Pour travailler, mon père avait trouvé une combine avec les amis français, dans un très grand magasin de confection. Évidemment, il était exploité… Puis, il y a eu la défaite et l’exode des soldats, des civils… Pour mon père, ça a été affreux. Je l’ai vu brûler sa carte de de C.N.T. Parce qu’il était désespéré. A un moment, on est partis se cacher dans les bois avec d’autres bûcherons espagnols pour savoir ce qu’il se passait. Et quand ils on a su que les Allemands étaient dans la région, ils sont partis. Ils ont pris leur sac, ils sont partis vers le sud.

MARIANNE BERNARD – Les bûcherons espagnols, c’étaient en fait des anciens soldats républicains. 

Oui, c’est ça. C’est des anciens soldats républicains. Et là, avec mon père, on est partis et on est rentrés à Entrains Des Allemands sont venus nous voir, pour se faire tailler des costumes. Mon père a pu travailler, avoir de la nourriture… Ça nous a permis de vivre, oui. C’était le seul tailleur qui y’avait sur une commune de 1 500 habitants. Ensuite, beaucoup d’Espagnols sont arrivés, les compagnons travailleurs. Mon père et ma mère avaient pris contact avec des cousins qui étaient du côté de Saint-Nazaire, et qui étaient très mal. Il les a fait venir chez nous. Et ils ont monté un réseau. C’était en 41, 42, 43. Une fois par semaine, y’avait le marché du village. Alors, tous les paysans descendaient vendre leurs produits et beaucoup de gens descendaient faire leurs achats. Et, les Espagnols passaient chez moi parce que comme ça ils échangeaient de l’information. Et mon père les aidait financièrement.

Mon père, il a monté un réseau. Pourquoi ? Parce que mon père, avec son métier, avait des contacts avec beaucoup de maires des communes environnantes, des grands centres forestiers, qui faisaient travailler ces Espagnols. Et comme ils étaient maires, ils avaient la possibilité de faire des papiers à tous ceux qui arrivaient. C’était en zone occupée ! Aussi, j’allais souvent écouter radio Londres, le soir chez un voisin. Mon père m’envoyait jouer avec les petites pour aller écouter la radio. C’est comme ça que j’ai suivi toute la bataille de Stalingrad entre 42 et 43. Et je me rappelle que, quand je lui ai donné d’information, il m’a dit : « Tu vois, Edouardo, tu te souviendras bien. L’armée rouge vient de sauver le monde du fascisme ». Pourtant, il était pas communiste. Et là je vous dis, sans vouloir je ne faisais pas de la Résistance, mais je contribuais.

Ma mère était très malade, en dépression, elle ne pouvait plus rien faire à la maison. Et un beau jour, un matin, début 44, j’allais à l’école, et mon père m’a dit : « Tu sais, je suis très malade. Je m’en vais à Paris, je sais pas si je reviendrais. Tu as la bande là, à t’occuper. Si je reviens pas, tu prends la bande et tu t’en vas au village. La famille se chargera de vous ». Il était loin de penser la situation dans laquelle était l’Espagne à l’époque. On s’est plus revus avec mon père. Trois mois après, il est décédé. Moi, j’allais à l’école. J’ai passé le certificat d’étude, j’avais 13 ans. Mon p’tit frère était né. C’était nous qui devions nous en occuper, lui donner le biberon…  C’est là que j’ai vraiment connu la solidarité des gens, parce que pendant l’absence de mon père, en plus y’avait les Espagnols qui venaient, qui nous portaient de l’argent tous les quinze jours. En 44, on a vécu toute la libération. Huit, dix jours après le débarquement, le village a été occupé par le FTP. Ils ont coupé toutes les routes. C’était l’axe Bordeaux-Paris. Les Allemands, ils partaient de Bordeaux et montaient avec des convois entiers de matériels, d’usines entières qui étaient démontées ici sur Bordeaux, pour les emmener en Allemagne. Et là c’était des combats tous les jours, jusqu’à la libération.

Avez-vous gardé des liens avec votre pays ou avec d’autres compatriotes, après la guerre justement ? 

Oui. Quand mon père est décédé, on n’avait pas de famille ici. Y’avait des parents qui étaient du côté de Saint-Emilion et ils sont venus me chercher. Alors on est restés du côté de Saint-Emilion. Plus tard, j’étais à Saint-Savin. Enfin après on est partis en Périgord parce que mon oncle s’est suicidé. Il avait été capitaine de l’armée républicaine. Il avait été gravement blessé à la tête et il avait des crises terribles. Il avait peur de devenir fou et il s’est suicidé. Et moi, j’suis rentré à Bordeaux dans une école professionnelle. On avait récupéré mon frère qui était avec nous. J’étais dans un centre accéléré, mais j’ai continué à étudier à La Bourse du travail, dessinateur, un BTS tout ça. Et j’allais en même temps au groupe Miguel Hernandez etc. J’savais que j’étais aussi français. J’étais en France. J’étais avec des Français et des Espagnols.

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Interviewer : Marianne Bernard
Lieu : Bordeaux
Date : 23 juin 2009

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