Juliana Berrocal-Villar
Républicaine Espagnole
Née en 1925
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux au sujet des Résistants républicains espagnols en Aquitaine, un entretien avec Juliana Berrocal-Villar, a été enregistré en 2009 à Bordeaux (33) par Edouardo Bernad et Oumar Diallo. Sur cette page, vous trouverez un résumé synthétique de cet entretien, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous.
JULIANA BERROCAL – Mes parents sont originaires d’un village de Salamanca. Je suis née à Salamanca. Mon père était charpentier. Ma mère était femme au foyer. A l’époque, la région de Salamanca était très pauvre. Mon père a été chercher du travail du côté de Bilbao. Puis, il a fait venir ma mère.
En 31, il a trouvé du travail à Bordeaux. J’avais alors six ans. Nous sommes une famille de sept enfants, sept filles. Les deux aînées sont restées en Espagne. Nous sommes restés en France jusqu’en 36, date où une loi du Front populaire ordonnait aux ressortissants espagnols qui n’avaient pas dix ans de résidence en France de repartir en Espagne, à la guerre si vous voulez. Mon père était un anarchiste, mais nous avons rejoint le camp des républicains. Après de fortes oppositions à la loi, l’interdiction de séjour en France a été limitée aux hommes espagnols, et non à leurs femmes et enfants. Cependant, ma mère a refusé d’être séparée de mon père.
Nous sommes donc repartis en Espagne, à Barcelone. Le gouvernement français a payé notre voyage. Nous avons été logés durant quelques mois dans l’hôtel Régina qui avait été réquisitionné. Puis, on a eu le statut de réfugié. Tout en étant espagnols, nous étions des réfugiés. Ensuite, nous allions d’un village à l’autre. Nous sommes allés à Orta de Terra Alta, puis à Tortosa l’année où il y a eu une inondation terrible. On nous a logés dans une église. Lorsque l’eau a continué à monter, on nous a fait monter au clocher où ont été installées des paillasses. Nous étions beaucoup de familles. Ils ont créé un escalier en bois avec deux cordes de chaque côté et ont calé une barque dans l’eau. Une personne par famille devait descendre chaque jour pour aller chercher le ravitaillement. Un camion se rapprochait du bateau et nous donnait la nourriture de la journée. Ma mère n’osait pas. Elle avait très peur. C’est donc moi qui descendais tous les jours. Puis, nous avons rejoint le village de San Juan près du front de l’Aragon avec mes sœurs et ma mère. Mon père était au front. Le village avait été réquisitionné pour les réfugiés en raison du racisme ambiant. Nous avions librement accès aux commerces et artisanat : le cordonnier, le coiffeur ou encore le boulanger étaient contraints de nous servir. En 38, nous avons été contraintes de rejoindre Mataro, près de Barcelone parce que le front d’Aragon reculait et que les fascistes avançaient. Alors que Mataro était sur le point d’être aussi évacué, une de mes sœurs a attrapé la typhoïde suite à une forte épidémie. Mon père a fait venir d’un autre camp de réfugiés, nommé les “réfugios”, mon grand-père, une tante et deux cousines pour s’occuper de nous pendant. Ma mère était au chevet de ma sœur que les médecins disaient condamnée. Un jour, mon père, alors gardien de prisonniers à Mataro, nous a ordonné de rejoindre la frontière française au vu de la proximité des troupes franquistes. Ma mère refusait de laisser ma sœur malade. Mon père a alors menacé de son arme un chauffeur de camion transportant les familles des officiers afin qu’il accueille ma mère et ma sœur. Elles ont ainsi rejoint la frontière par la route tandis que nous, quatre jours de marche à pied nous attendaient. Nous étions continuellement mitraillés ou bombardés, et contraints de nous cacher. On marchait souvent de nuit et dormions le jour dans les champs ou les fermes. J’avais alors 14 ans, ma sœur Carolina en avait 12 et mes autres sœurs 10, 8 et 4. Nous étions accompagnées par notre tante et mon grand-père. Nous n’avions rien à manger et devions chercher notre propre nourriture que ce soit dans les poubelles des casernes ou dans la nature. Notre grand-père nous a appris beaucoup sur les plantes qu’il faisait cuire entre deux pierres. Nous avions chacune un pot en conserve vide qui nous servait de gamelle. Je me souviens du jour où une de mes sœurs s’était retrouvée coincée dans un buisson de ronces où elle s’était jetée avec son pot après avoir entendu une mitraillette. Je me souviens aussi de ce jour où nous avons découvert une ferme à l’abandon, occupée par d’autres réfugiés qui avait fait cuire le dernier veau vivant. Mon grand-père en avait fait cuire la peau : on arrivait pas à mordre dedans [Rires]. Nous marchions toujours avec une couverture que notre père nous avait sommées d’emporter le jour du départ : les jours de pluie, on ne supportait plus leur poids. Gorgées d’eau, il fallait les tordre pour les essorer. Nous jetions sur notre trajet tout ce qui n’était pas nécessaire. J’ai notamment jeté un petit sac offert par mon père, où étaient écrites toutes les adresses utiles : je m’en voudrai par la suite.
A la frontière, un camp de plusieurs milliers de réfugiés était installé. Une personne par famille était autorisée à faire la queue pour obtenir du pain. Ma tante m’y a envoyée. J’ai attendu plus de quatre heures. Et quand je suis revenue avec mon pain, il y avait plus un membre de ma famille sur le camp ! Les miliciens les avaient contraints à monter dans un camion en partance pour la France. Je me suis retrouvée toute seule. Et la nuit arrivait. Je me suis mise à pleurer avec mon pain que je n’avais pas goûté alors que je n’en mangeais pas depuis quatre jours.
Deux miliciens me voyant pleurer m’ont interrogée. Ils m’ont expliquée que j’allais retrouver ma famille en France. L’un d’eux m’a accompagnée dans le dernier camion qui traversait la frontière. A notre arrivée, il m’a emmenée dans un cinéma transformé en camp de réfugiés. Il y avait du monde partout, au sol et sur les balcons. Le milicien a appelé “La famille Berrocal !” sans obtenir de réponse. Il m’a ensuite conduite dans une caserne, elle aussi réquisitionnée pour les réfugiés. Aucune réponse non plus. Accablée, je me suis enfermée dans les toilettes du camp et refusais d’en sortir. Ils ont menacé de dégonder la porte. Après ma sortie contrainte, le milicien me confia à un groupe de femmes et d’enfants tandis qu’il partait à la recherche de ma famille. On me surnommait “l’enfant perdue”, “la nina perdida”, me donnant la main pour éviter de me perdre à nouveau, ce qui m’agaçait profondément. Mais ils prenaient soin de moi. Et au vu des milliers de réfugiés présents, il est vrai qu’il était facile de se perdre. Arrivés à une gare, nous sommes montés dans un train. Ayant vécu cinq ans en France, je parlais couramment français. Et lorsque des Français nous ont demandé à travers les vitres du train combien nous étions pour nous donner à manger, j’ai répondu : “Nous sommes quatorze”. J’avais faim. Tout le monde s’est levé pour savoir qui avait parlé en français. A l’époque, il n’y avait pas de compartiments dans les trains et tout le monde pouvait se voir. C’est ce jour que ma vie de petite fille s’est dissoute, même si j’étais déjà grande.
On nous a emmenés à Saint-Dizier, dans la Haute-Marne, dans une ancienne usine, avenue du Général Sarrail. On dormait sur des paillasses préparées par des bénévoles français. Alors que je répondais à ces derniers, le directeur, Mr Ragot, m’a alors sommé de devenir son interprète. Et s’en était fini de ma jeunesse ! Mais je ne regrette rien. J’ai été très gâtée. On nous portait du linge, des vêtements. On en avait une pleine pièce jusqu’à la toiture. Nous en avons donné une partie à un autre camp de réfugiés.
Mr Ragot a recherché activement ma famille, écrivant aux journaux. En 39, il trouvé mon père après que je me sois souvenue qu’il s’était fait des amis à Mérignac lorsqu’on y avait habité. Mon père y avait trouvé un travail de charpentier et ne pouvait quitter Bordeaux : Mr Ragot a recherché pour lui le reste de notre famille. Il a retrouvé ma sœur, qui n’était pas morte de la typhoïde, et ma mère, qui étaient dans un refuge. Le reste de ma famille était à Auxerre sur l’Yonne où un hôpital avait été transformé en camp de réfugiés. Mr Ragot nous a tous accueilli à Saint-Dizier le temps que mon père prépare notre arrivée, puis nous l’avons rejoint à Bordeaux. Nous habitions 15 rue du Port dans le quartier Saint Michel. L’année dernière, pour nos soixante ans de mariage, nous sommes allés visiter le 15 rue du Port avec mon mari.
EDOUARDO BERNAD – A quelle école étais-tu à Bordeaux ?
A mon retour d’Espagne, j’avais 14 ans, âge limite pour aller à l’école à l’époque. J’ai donc commencé à travailler en tant que bonne. Pour obtenir les papiers, nous avions le choix entre être bonne ou travailler la terre. Dans ma famille, nous n’avions jamais travaillé la terre. Donc, j’ai été placée comme bonne.
Tu allais aux Cadets de Gascogne ?
J’étais aux Cadets de Gascogne lorsque j’étais placée, oui. Dans ce club de sport, je faisais du basket. J’avais pour entraîneur Mr Lafitte, qui était également un résistant. Il nous sollicitait pour transporter des tracts ou documents invitant aux réunions, que nous mettions dans nos chaussures ou sacs de sport. Il a ensuite été fusillé.
Ton père était aussi dans la Résistance à cette époque ?
Bien sûr il était dans la Résistance. Il était anarchiste. Après il avait changé un peu. Une fois, on l’a arrêté avec Paralés. Il travaillait alors comme charpentier à la caserne Niel. Il faisait également des travaux au domicile du commissaire Anglade, dirigeant de cette caserne et membre de la gestapo. Un jour, il a surpris mon père lui voler des pointes et ne l’a pas sanctionné. Ils ont sympathisé. En 43, il a aidé mon père qui avait été arrêté avec d’autres résistants et conduit à la caserne de la rue Vidosse. J’ai alors accompagné ma mère pour l’aider dans la traduction. On nous a fait asseoir dans un couloir et on nous a demandé de reconnaître des résistants parmi un groupe de personnes. Ma mère ne faisait que pleurer. Le commissaire Anglade m’a conseillé discrètement de ne reconnaître personne. Ils étaient défigurés, ensanglantés : j’en ai cependant reconnu certains et n’ai rien dit. Le commissaire a ensuite relâché mon père : tous les autres détenus ont été déportés en Allemagne. A la fin de la guerre, le commissaire Anglade a été arrêté.
Te souviens-tu d’autres noms de résistants ?
Revuelta. Ils venaient par groupe de cinq, le soir, à des réunions chez mon père. Ils étaient plus jeunes. Le jour de l’arrestation du commissaire Anglade, sa fille est venue à la maison nous supplier de l’aider à le faire libérer. Nous étions impuissants. Il a été fusillé à la Libération, je crois.
Comme vous êtes-vous intégrés après la libération ?
A notre arrivée en France, j’ai été placée. Mes sœurs sont allées à l’école puisqu’elles avaient encore l’âge. Puis, j’ai travaillé dans l’usine du couturier Armand Thierry pendant neuf ou dix ans. Il habillait notamment les officiers allemands pendant l’occupation. Nous étions alors sous surveillance militaire afin d’éviter tout sabotage. Je me souviens que nous devions embaucher une demi-heure plus tôt pour faire de la gymnastique et être plus en forme au travail ! Et que nous travaillions également en musique pour une meilleure stimulation !
Comment as-tu vécu la Libération ?
Moi, la libération, je l’ai vécue assez bien. J’étais très prise par le travail, le sport et ce que nous demandait M. Lafitte. Un jour, ce dernier a caché un pistolet dans un chiffon avec du gras sous une latte du plancher : s’il y avait un problème, je devais tirer. Je ne l’ai jamais touché. A la fin de la guerre, le pistolet avait disparu du plancher.
OUMAR DIALLO – 39, vous êtes revenus en France et vous n’êtes plus repartis ?
Après le départ des Allemands, ils ont incité les jeunes espagnols à retourner en Espagne pour se battre. J’ai milité dans ce sens au sein de la “Juventud combatiente”, la jeunesse combattante, membre du parti de gauche des Espagnols. J’ai connu mon mari au cours d’un grand rassemblement, alors que j’étais membre de sa présidence. Mon époux contestait son départ pour l’Espagne : sa mère était morte et il avait une famille à nourrir. Je lui répondis : “Si tout le monde fait comme toi, l’Espagne sera toujours ce qu’elle est aujourd’hui”. A la sortie, il m’a attendue pour que je m’explique.
HELENE – A Bordeaux, étiez-vous considérés comme des étrangers ?
Tous les Espagnols du quartier avaient besoin de moi pour des traductions. On m’appelait : « Julia ! Julia ! Tu peux venir avec moi chez le médecin ? »
OUMAR DIALLO – Mais comment vous étiez vus par les Français ?
A l’école, j’ai eu quelques ennuis avant de repartir en Espagne. J’ai été traitée de “sale race, sale cuir, sale…” Un jour, je me suis révoltée. Et j’ai crié dans le hall de l’école, rue Gaspard Philippe à Bordeaux. On m’a punie. J’ai expliqué mon cas à une des maîtresses qui m’a dit : “Tu sais, ceux qui te disent ça, c’est qu’ils sont pas très malins. Ils n’ont pas vécu comme toi.” Elle m’a ensuite raccompagnée chez moi. Par la suite, à l’âge adulte, je n’ai rencontré aucun racisme. Mes sœurs et moi parlions français sans accent.
EDOUARDO BERNAD – Ensuite, vous vous êtes mariés et vous avez eu des enfants.
On s’est mariés en 46. Mon fils est né en 48 et ma fille est née en 51. Et aujourd’hui, j’ai donc mon fils qui a trois enfants, deux filles et un garçon, ma fille qui a deux filles et qui est grand-mère. Donc, je suis l’arrière grand-mère de ce petit bouchon que vous voyez là.
OUMAR DIALLO – Est-ce que vous avez toujours des liens avec l’Espagne ?
Avec l’Espagne, oui. On a de la famille encore à Madrid. J’ai perdu ma sœur aînée il y a 5 mois à Madrid. Elle avait 92 ans. Et on avait acheté un chalet à Murcie à côté d’Alicante pour les vacances. Aujourd’hui, on y a encore des amis qui nous invitent chez eux.
EDOUARDO BERNAD – Quelles études et travail ont fait tes enfants ?
Juliana BERROCAL – Ma fille est chef de bureau dans un cabinet d’expertise à Lormont. Mon fils a travaillé comme commercial chez Kronenbourg, puis est passé à son compte.
HELENE – Où avez-vous vécu pendant toutes ces années ?
Quand on s’est mariés, on habitait rue Nuyens à Bordeaux Bastide. Puis, on s’est installés à Talence où sont nés mes deux enfants. Après, on a habité en face de la cité universitaire. On a aussi résidé pendant deux ans dans le château Laroque à Talence où on nous avait logés faute de logements sociaux. Puis nous sommes partis à Anglet près de Bayonne. Nous y sommes restés plus de 20 ans. Lorsque j’ai commencé à être malade, nos enfants nous ont fait venir à Bordeaux. On ne voulait pas, mais on est venu. Voyez, ce qu’est 60 ans de vie ! Nous avons réaménagé à deux pas de notre premier appartement après notre mariage.
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