Travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine, un entretien avec Mr Binali SEKER, avait été réalisé le 28 novembre 2017, à Cenon (33150). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous.
Je suis né à Yeniköy près de Posof à l’est de la Turquie. Je vais à l’école jusqu’au CM2 et j’ai un bon bulletin scolaire. Je travaille ensuite dans la ferme familiale. En 1965, je fais mon service militaire. En 1967, je travaille comme agent de sécurité dans une usine de béton à Izmir. En 1969, je retourne travailler au village. Je me marie et j’ai six enfants : je n’arrive pas à subvenir à leurs besoins.
En 1973, avec l’aide d’un ami en Belgique qui me prête 5000 lires turques, je dépose une candidature pour travailler en France, qui est acceptée trois mois plus tard. J’ai 28 ans. A Ankara, je réalise une visite médicale que j’ai la chance de valider : nous ne sommes qu’une dizaine sur quarante à l’obtenir. Après la réception de mon passeport, je rejoins Istanbul. Après trois jours et trois nuits de train, et trois escales en Yougoslavie, en Italie et à Paris, j’arrive à Bordeaux. J’attends longtemps mon employeur sur le quai de la gare. Je décide de prendre le bus jusqu’à Créon où il réside. Finalement, un homme me tend une photo, la mienne : c’est mon recruteur. A mon arrivée, un sandwich au jambon m’est proposé, que je ne peux pas manger. Le lendemain, je suis conduit à la pépinière où je dois travailler. Lorsque je fais mes ablutions, j’entends les rires de mes collègues derrière moi : je suis le seul turc. Je gagne trois cent euros par mois. J’apprends à faire du vélo pour me rendre au supermarché, puis j’achète une mobylette. Seul étranger de mon équipe, j’apprends surtout à parler français, tenant à la main un fascicule avec les mots importants.
Le 14 octobre 1974, quatorze mois après mon arrivée, je rejoins un compatriote travaillant dans une usine de béton près de Paris : mon salaire passe de 6,90 francs l’heure à 8,20. Cependant, j’ai signé un contrat de travail de trois ans dans le milieu agricole : mon nouvel employeur tente en vain d’obtenir ma régularisation. Trois mois plus tard, je retourne dans la pépinière à Créon, après avoir négocié une hausse de salaire. Les mois suivants j’arrive à rembourser mes dettes : celle d’un terrain acheté en Turquie et les 5000 lires turques empruntées à mon ami en Belgique. J’économise pour me rendre en Turquie. Deux ans plus tard, je retourne en Turquie : j’ai deux valises pleines de cadeaux. J’y réside trois mois en prenant des congés sans solde : à mon arrivée je ne reconnais pas mon plus jeune fils.
En 1979, après avoir obtenu un logement social à Saint-Germain-du-Puch et l’accord du regroupement familial, je pars en avion chercher ma famille. Les enfants pleurent beaucoup et posent des questions. Un ami nous véhicule de Bordeaux à Créon : nous sommes huit et trouver un taxi est impossible. Nous arrivons à deux heures du matin affamés : nous sommes en plein ramadan. Un voisin nous offre le repas.
En 1988, je fais construire 300 mètres carrés de locaux commerciaux en Turquie : je fais la promesse à mes enfants qu’ils pourront y travailler après leurs études. Dix ans plus tard, un de mes fils y retournera pour créer son propre garage.
En 1996, après la faillite de la pépinière, nous déménageons à Cenon. Après un procès avec mon ancien employeur, je reçois un chèque de 200 000 francs et je fais construire une maison. Mes plus jeunes enfants vont à l’école. Les aînés, une fille et un fils de dix-sept ans, sont recrutés dans une plantation de champignons. Nous faisons tous les vendanges chaque année et gagnons plus de 8000 francs.
A l’âge de 65 ans, je prends ma retraite. Ma pension de 795 euros est insuffisante. J’obtiens également une retraite en Turquie. Je réside six mois en France et six mois en Turquie où nous avons un appartement. Ce que la France m’a apporté, c’est une école et un travail pour mes enfants, une maison que j’ai pu faire construire. Ce que j’ai apporté à la France, c’est mon travail et son développement économique.