Travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine, un entretien avec Mme Esma Ozturk, avait été réalisé le 18 mai 2017, à Cenon (33150). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous.
Je suis née à Camalak près de Kirsehir. Je suis d’origine kurde. Je suis issue d’une fratrie de 12 enfants. Je vais à l’école jusqu’en CM2 puis j’aide ma mère dans les travaux ménagers. Nous n’étions pas riches, mais nous avions une belle vie. On se débrouillait. En 1970, j’ai 20 ans et je me marie avec un membre de ma famille maternelle. J’emménage chez ma belle famille composée d’une fratrie de sept enfants. En 1971, ma première fille, Sibel, naît. En 1972, mon mari part pour l’Allemagne pour le travail. Il revient trois mois plus tard, après le refus de sa candidature par l’Allemagne. Il se rend en France sans visa. En 1974, mon fils est né.
En août 1976, mon époux vient nous chercher pour nous amener en France. Je suis très heureuse que ma famille soit enfin réunie et que nous allions vers plus de confort. Mes parents pleurent, ma mère m’inquiète en me disant que je vais me retrouver seule. Notre traversée de l’Europe dure deux jours : Grèce, Bulgarie, Bosnie puis la France, Grenoble, Chambéry, Lyon, Bordeaux. Avec moi je prends peu de choses, de peur d’être refoulée à la douane : des couvertures pour les enfants, quelques vêtements, du thé turc et des verres à thé, du boulgour et des légumes séchés. A mon arrivée, je ne me sens ni dépaysée ni nostalgique. Mon mari travaille chez Ford et nous logeons dans un grand appartement dans le quartier de Carriet à Lormont. Nous avons une vie sociale dense : nous accueillons sans discontinuer des compatriotes turcs arrivant à la recherche de travail. Mon époux fait notamment venir ses trois frères, les loge et leur trouve du travail. Ma table est toujours dressée. Mon filet à courses suffit rarement à contenir les kilos de pommes de terre nécessaires. Beaucoup disent que nous sommes le père et la mère de tout le monde.
Dix mois après notre arrivée, nous avons une fille que nous perdons un an plus tard dans un accident de la route. Je rentre trois mois en Turquie : “Que le bon dieu ne le fasse vivre à personne, ni aux loups, ni aux oiseaux.” Je suis profondément marquée par ce deuil, je développe des problèmes de cœur et de diabète. A mon retour en France, j’ai été très soutenue par la communauté turque de Lormont. J’avais beaucoup d’amis et on ne me laissait jamais seule. Et dès qu’on se croisait, on s’enlaçait. J’ai ensuite eu un second fils.
Je m’investis énormément pour ma communauté, surtout après le décès de ma fille, : préparation des repas de mariage et des enterrements, médiation entre les couples en difficultés, visite des malades, lavement des corps des défunt… Je souhaite apprendre le français, mais mon mari me répond “Pourquoi, tu veux être préfet ?” Ma fille veut m’emmener à l’école avec elle. Je suis en colère contre mon époux, mais ne peux m’y opposer. J’apprends plus tard avec ma belle-fille qui est française. Mon époux refuse aussi que je passe le permis de conduire, “alors qu’il a aidé tant de personnes à le passer !”
En 1990, nous faisons construire une maison à Istrac.
Aujourd’hui, j’ai 68 ans et j’ai passé 41 ans en France. Je suis retraitée en France par le biais de mes enfants : ma pension est de 450 euros. Nous nous rendons chaque année en Turquie où nous avons acheté un bel appartement à Kirsehir. Mais le voisinage a changé. “Nous sommes vus comme des “Almanci”, des expatriés, des gens riches, par les turcs de Turquie.” Je ne me sens pas la bienvenue.
Si notre migration en France était à refaire, je le referais. J’aime beaucoup la France, son humanité. Et il n’y a pas de racisme ici. S’il y en a, c’est des deux côtés : si tu méprises, celui d’en face te méprisera.