Travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine, un entretien avec Mr Garip Turunc, avait été réalisé le 23 mai 2019, à Villenave d’Ornon (33140). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous.
Je suis né dans le village de Cekmece près d’Antioche dans la province d’Hatay au sud de la Turquie, non loin de la frontière syrienne. Mes parents sont agriculteurs. Je suis l’avant-dernier d’une fratrie de dix enfants : j’ai trois frères et six sœurs. Et je suis le seul à étudier, particulièrement soutenu par mon père.
En 1966, après l’obtention de mon baccalauréat au lycée d’Antioche, je réussis le concours d’entrée à la l’université des sciences d’Ankara en mathématiques et physiques. En 1967, à 18 ans, j’obtiens une bourse pour aller étudier en France. Je loge dans un petit hôtel du quartier latin et je traverse le jardin du Luxembourg chaque matin pour me rendre à mes cours de français à l’Alliance française. Huit mois plus tard, je rejoins la ville de Tours où l’Institut de Touraine est renommé pour la qualité de son enseignement du français. Puis, le consulat me laisse le choix de la ville pour réaliser mes études supérieures. Je choisis Bordeaux : j’avais rencontré lors de mes années de lycée à Antioche des étudiants bordelais en médecine avec lesquels j’étais toujours en contact.
Je m’inscris à la faculté de sciences de Talence en section mathématiques et je loge à la cité universitaire. Je rencontre de lourdes difficultés linguistiques. J’échoue deux années de suite aux examens. Ma bourse est supprimée. Je refuse d’arrêter et de revenir les mains vides en Turquie. Je cherche un travail et je continue l’université. La nuit, je réalise toutes sortes de petits boulots et le jour, j’étudie. Je réussis enfin ma licence. En 1973, je déménage à Dijon pour réaliser ma maîtrise à l’institut de mathématiques économiques. En 1981, je suis diplômé de mon doctorat. Je suis chargé de travaux dirigés à la faculté de Bordeaux.
Je dépose une demande de renouvellement de mon passeport. Je dois payer une forte somme : mon passeport est périmé depuis de nombreuses années et je n’ai pas réalisé mon service militaire. Dans le même temps, je dépose une demande de reconnaissance de la nationalité française, que j’obtiens.
En 1984, seize ans après mon arrivée en France, je reviens en Turquie. J’achète une voiture et je m’y rends avec mon cousin résidant en Allemagne. Une grande cérémonie est organisée pour célébrer mon retour. Je me rends ensuite à Burdur pour réaliser les deux mois restants de mon service militaire. A mon retour, je me fiance à une jeune femme d’Alexandrette, une connaissance de ma famille. J’ai alors trente-cinq ans et une mère inquiète de me savoir célibataire. Lettres de recommandation à l’appui, je présente ma candidature à de nombreuses universités turques : le récent coup d’Etat militaire rend mes démarches inabouties. L’année suivante, je retourne en Turquie pour mon mariage et je ramène mon épouse en France. Nous aurons trois filles.
A l’université, je deviens assistant puis maître de conférence. De 2001 à 2005, je suis délégué à l’université francophone Galatasaray à Istanbul par le ministère des affaires étrangères français.
Mes enfants poursuivent de hautes études : ma première fille est sur le point de devenir avocate ; ma deuxième est ingénieure en qualité alimentaire ; enfin ma troisième fille fait l’école de sciences politiques.
En 2015, à l’âge de 65 ans, je prends ma retraite en France. Je continue à travailler à l’étranger : j’enseigne une année à l’université de Chypre-Nord, puis une année à l’université de Gelisim à Istanbul, et actuellement à l’université de Bosnie.
Chaque année, avec mon épouse, nous retournons en Turquie. Je fais construire une maison à Antioche. Si mon départ pour la France était à refaire, je le referais. Je m’estime chanceux d’avoir vécu la vie que j’ai vécue. Malgré le sentiment d’exil, je connais ma chance. Certains de mes amis n’ont pas eu cette chance et ont vu leur carrière brisée par les régimes politiques turcs. Ce que j’ai apporté à la France, c’est mon métier d’enseignant, ce pouvoir de transmission de connaissances à autrui.