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Ikbal ALABAY

Travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine

Ikbal ALABAY
Ikbal ALABAY
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Les séquences

Interviewer : Keziban Yildiz
Lieu : Terrasson (Dordogne)
Date : 6 avril 2021

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine, un entretien avec Mme Ikbal ALABAY, avait été réalisé le 6 avril 2021, à Terrasson (Dordogne). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

Résumé de l’interview

Je suis née à Develi en 1969. Mon père est souvent absent, ne trouvant du travail que dans les grandes villes comme Istanbul ou Ankara. Il quitte finalement la Turquie pour la France où il trouve un emploi dans une usine de tuiles à Angoulême. 

A l’âge de cinq ans, en 1975, par le biais du regroupement familial, je rejoins mon père en France avec ma mère, mon frère aîné et ma sœur cadette. Il nous accueille en costume à l’aéroport de Paris. Il est accompagné d’une femme française qui l’a aidé dans dans ses recherches de logement. Il nous conduit en voiture dans notre nouveau logement, un petit deux-pièces. J’intègre la dernière année de maternelle. 

Au bout d’un an, mon père trouve un nouveau poste, mieux rémunéré, dans l’usine de la SOCAT (Société d’Outillage et de Caoutchouc pour Applications Techniques) qui fabrique des pièces de caoutchouc pour l’industrie automobile et aéronautique. Nous déménageons à Terrasson dans la famille d’une connaissance de mon père, originaire d’Isparta. Nous trouvons trois mois plus tard un appartement proche de la zone industrielle du Maraval. Je suis inscrite à l’école primaire Jacques Prévert où je me rends seule à pied avec mon frère et ma sœur. 

Contrairement à nos parents, nous apprenons rapidement le français. Souvent, mon père me demande de traduire les informations à la télévision pour lui. J’intègre ensuite le collège Jules Ferry. Je fais seule mes devoirs et aide ma mère dans la casse de noix. Dès notre arrivée et durant vingt-cinq ans, ma mère a cassé au marteau et énoisé des sacs de 50kgs entiers de noix à la maison. Du matin au soir, assise au sol, elle a usé ses mains et son dos. La plupart des femmes de la communauté turque de Terrasson, originaire de Yalvaç et d’Isparta, se rémunéraient dans la casse de noix. Nous ne sortons pas, n’avons pas de loisirs, et peu d’amis : nous travaillons. 

Je ne me rends pas à la mosquée turque, encore inexistante alors à Terrasson : elle sera construite en 1987. Et j’assiste peu aux cours de langue turque : deux heures par semaine durant deux ans. J’apprends à lire et à écrire le turc seule. J’ai commencé avec les calendriers turcs. 

Deux ans après notre arrivée, ma mère accouche d’un quatrième enfant, mon petit frère. Elle aura ensuite un dernier fils : nous sommes cinq frères et sœurs. 

Pour des raisons financières, nous ne repartons en Turquie que trois ans après notre arrivée en France. Le voyage dure plus de quatre jours. Je n’arrive pas à dormir faute de place : nous sommes six dans une voiture à cinq places et les virages nous secouent. Durant les deux mois d’été, nous logeons chez mon oncle paternel et sa famille et nous retrouvons mon grand-père maternel. Nous nous rendrons ensuite tous les deux ans en Turquie. 

Dès le collège, mon père me prévient que j’arrêterai mes études avant le lycée. J’obtiens finalement l’autorisation d’intégrer la classe de seconde professionnelle. Je fais le choix de la section couture sur les conseils de ma mère. Je suis ensuite contrainte d’arrêter mes études. J’aide ma mère dans la casse de noix à la maison, du matin au soir. 

En 1998, à l’âge de dix-huit ans, lors d’un voyage en Turquie, par l’intermédiaire de ma mère, mon cousin paternel, le fils du frère de mon père, demande ma main. J’accepte. C’est un mariage organisé par nos familles qui le prévoient depuis notre enfance. Les prétendants précédents avaient été évincés par mes parents. Je me fiance et me marie dans la foulée. Nous louons robe et costume de mariés. Et la fête se déroule en musique dans la cour de mes beaux-parents, au village.

Je rentre en France et je fais le choix, en tant que femme mariée – de même que ma mère l’a fait – de porter le voile. Ma famille prépare l’arrivée de mon époux. Je réalise différents stages professionnels. Nous nous téléphonons régulièrement avec mon époux. Mon père nous loue un appartement et produit les fiches de salaires requises pour le regroupement familial. Neuf mois plus tard, mon époux arrive en France par avion et mon père va le chercher à l’aéroport. Nous sommes heureux de nous revoir. Après plusieurs mois de recherches, mon époux trouve un emploi à Narbonne dans la maçonnerie, puis à Bordeaux. Il m’est difficile de rester seule chez moi et je me réinstalle alors chez mes parents. Six mois plus tard, il trouve un emploi à Brive et nous vivons à nouveau ensemble.

En 1990, deux ans après notre mariage, nous avons notre premier enfant, un garçon nommé Mehmet, prénom de mon grand-père maternel, à la demande de ma mère. L’année suivante, nous avons un second fils. Je passe ensuite mon permis de conduire pour une plus grande autonomie. Puis, nous avons une fille et un dernier fils.

A Terrasson, la discrimination est peu présente : la ville est petite. Une mauvaise expérience, cependant, me reste en tête. Lorsque j’étais à la recherche d’une maison à louer, j’ai essuyé un refus immédiat de la propriétaire alors que je me présentais voilée lors de la visite : la maison avait soit-disant été vendue. Me sentant, gếnée et mal à l’aise, j’ai ensuite demandé à une amie française d’appeler pour cette même annonce de maison à louer : elle était toujours sur le marché de la location. 

Mon mari travaille énormément : il quitte le domicile à 7 heures le matin et ne revient qu’à sept heures le soir. Nos moments en famille sont le week-end lorsque nous allons nous promener à Brive. Mon époux est gentil, serviable et aimant. Souvent, je me dis que si mon mariage était à refaire, je me remarierais avec lui !

De mon côté, j’exerce différents emplois. Travailleuse saisonnière, je ramasse durant des années des pommes, des fraises et des noix. Je suis également interprète turque pour la gendarmerie de Terrasson ou encore pour une auto-école à Thenon. Et je travaille aussi plusieurs années dans une blanchisserie.

Nos enfants grandissent et prennent leur envol. Mon fils aîné travaille pour l’entreprise d’étanchéité SMAC. Il se marie avec une femme turque, ancienne parisienne, et ils ont deux enfants. Mon fils cadet travaille chez Orange en tant que technicien téléphonique. Ma fille travaille pour l’entreprise de transport Schenker dont elle gère la coordination des camions. Elle se marie avec un jeune homme turc originaire de Karadeniz et a un garçon. Mon dernier fils a aujourd’hui 14 ans et est au collège. 

Du fait d’un cycle de décès familiaux à répétition, je sombre depuis plusieurs années dans la dépression et subis un traitement médicamenteux lourd qui entraîne des pertes de mémoire conséquentes. J’ai perdu trop de membres de ma famille. Mes parents sont décédés jeunes. En 1999, mon père succombe à 57 ans à un cancer du poumon propagé dans le cerveau, et sept ans plus tard, ma mère meurt d’une crise cardiaque à l’aĝe de 58 ans. Leurs corps ont été rapatriés en Turquie avec l’aide de la mosquée turque. Mais je n’ai pas pu assister à l’enterrement de mon père : mes enfants étaient trop jeunes pour que je puisse les laisser seuls. Seuls mon mari et ma mère ont pu partir.Le cycle mortuaire continue ensuite : sept ans après le décès de ma mère, mon frère aîné décède à l’âge de 40 ans d’un AVC. Et sept ans plus tard, ma sœur cadette décède d’un cancer de la bouche. 

En 2019, nous réalisons le pèlerinage de Oumra avec mon mari et mon fils. J’évoquais souvent ce souhait à mon époux : j’avais des blessures psychologiques que le retour à la religion pourrait aider à guérir. Et ce voyage m’a beaucoup aidée. Nous sommes partis durant deux semaines avec un groupe d’une cinquantaine de personnes réuni par l’imam de Terrasson. 

Aujourd’hui, si mon immigration en France était à refaire, je ne le referais pas. J’ai le sentiment de ne pas avoir profité de la Turquie, et mes parents non plus. Souvent, je me dis que si on était restés en Turquie, on aurait pu aussi avoir une belle vie. Les frères et sœurs de mon époux restés au pays ont une belle vie aujourd’hui. Nous parlons souvent avec mes enfants d’une éventuelle réinstallation en Turquie. Même si mes deux fils ont fait construire leur maison en France et que ma fille a acheté, tous sont prêts à partir. Chacun a un travail qu’il pourrait quitter pour en trouver l’équivalent en Turquie. Mais il reste mon plus jeune garçon : âgé de 14 ans, même s’il parle et écrit le turc, il n’aurait pas le niveau scolaire pour un retour une Turquie. Alors, nous attendons.

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