— Homepage / Mémoire orale / Travailleurs turcs de Nouvelle-Aquitaine /

Ilkay AYAR

Travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine

Ilkay AYAR
Ilkay AYAR
/
Les séquences

Interviewer : Hürizet Gunder, Keziban Yildiz
Lieu : Yvrac (33370)
Date : 8 juin 2017

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine, un entretien avec Mme Ilkay Ayar, avait été réalisé le 8 juin 2017, à Yvrac (33370). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

Résumé de l’interview

Je suis originaire d’un village de campagne près de la ville de Posof, à l’est de la Turquie. L’année de mes deux ans, en 1972, mon père, fonctionnaire, immigre en France pour des raisons financières. Il a un contrat de travail français dans la maintenance d’espaces verts à Bordeaux. Malgré les réticences de ma mère, il part seul dans un premier temps. 

L’année de mes cinq ans, en 1976, ma mère le rejoint avec mon grand-frère. Je vis avec ma grand-mère paternelle et mon petit frère d’un an mon cadet. Nous nous occupons des animaux que nous menons aux pâturages ainsi que de la maison. Je deviens très proche de ma grand-mère que j’appelle “Maman”, surnom retiré à ma propre mère que j’appelle par son simple prénom. C’est à la fois par amour pour ma grand-mère qui nous élève et par rancœur à l’égard de mes parents qui s’éloignent. 

En septembre 1979, alors que j’approche de mes 9 ans. ma grand-mère tombe malade : elle a une infection à la suite d’une vaccination. Très âgée, elle ne peut plus s’occuper seule de nous. Mes parents décident de nous emmener en France. En outre, les allers-retours en Turquie sont longs et risqués. Lors de leur dernier trajet, mes parents ont un accident en Bulgarie et sont contraints de laisser leur voiture à la douane turque. Ma grand-mère refuse de quitter son pays et sa région. Mes parents ont des difficultés à la convaincre. De mon côté, je quitte l’école : je suis en CM1. Je quitte mes amis et mes proches. Je quitte mes animaux qui sont vendus à nos voisins. Je suis en larmes. Des amis nous amènent à Kars en Renault Espace. Nous sommes trop nombreux pour continuer le trajet en voiture. Nous rejoignons Ankara, puis Istanbul en bus : un voyage de plus de vingt-quatre heures. C’est la première fois que je quitte mon village. Puis, nous prenons l’avion : c’est une nouvelle première fois pour moi. Dans le cadre du regroupement familial, nous sommes inscrits avec mon frère sur le passeport de ma mère. Ma grand-mère n’a aucun document d’identité. Nous craignons qu’elle soit refoulée. Mais ils ne la contrôlent même pas ! Les douaniers la comptent comme une enfant. Nous arrivons à Paris, puis nous prenons le train pour Bordeaux : la locomotive est lente et bruyante. 

A Bordeaux, nous rejoignons le village de Le Pout, près de Créon, où mes parents vivent. Ils possèdent une caravane où nous vivons pendant dix-huit mois. Nous aménageons une cuisine à l’extérieur afin de pouvoir dormir à l’intérieur. Nous dormons sur des matelas de seconde main : nous les défaisons entièrement, en extirpons la laine, la lavons et la tapons. Je découvre l’eau, l’électricité et la télévision, que nous n’avions pas en Turquie. Surtout, nous sommes en famille : “ la vie en caravane nous plaisait, on s’en fichait du moment que nos parents étaient avec nous. Cette époque était géniale. Oui géniale.” Ma grand-mère reste à nos côtés. Après nous avoir élevé durant plus de trois ans, elle s’est approprié une part de notre parentalité. Elle prend notre défense lorsque les parents nous disputent. “Ne grondez pas mes enfants. Si vous les grondez, c’est comme si vous me grondiez.” Mes deux parents travaillent. Ma mère a un emploi dans une pépinière et mon père est jardinier pour le stade Chaban Delmas et les terrains du Conseil Régional.

Avec mon petit-frère, nous sommes scolarisés à l’école primaire Condorcet à Créon. Nous prenons le bus scolaire matin et soir. J’intègre le niveau de CP – trois niveaux en dessous du mien – car je ne parle pas français. Je souffre beaucoup de la barrière de la langue. Je suis plongée dans un silence forcé. Je ne connais aucun mot, même les plus essentiels comme demander où sont les toilettes. Lors de mes premiers jours à l’école, je me fais dessus faute de pouvoir m’exprimer ! Les élèves se gaussent et m’excluent, me repoussent même. La maîtresse me défend : elle est douce, compréhensive et généreuse, m’offrant souvent des vêtements ou des jouets. 

Puis, ma grand-mère attrape une pneumonie. Il fait trop froid l’hiver dans la caravane. Les petits chauffages électriques portatifs ne suffisent pas. Elle est hospitalisée à Libourne. Elle n’a toujours aucun document d’identité. Mon père fait une demande de logement social, mais la procédure n’aboutit pas car son employeur ne paie pas le 1% patronal. Lors de l’hospitalisation de ma grand-mère, mon père se déplace au Centre Social en hurlant. Le maire de Créon, alors présent, entend les problèmes qu’il rencontre. Le mois suivant, nous obtenons un appartement. Nous résidons au seizième étage d’une des tours de la cité de Lormont. Nous ne sommes jamais montés dans un ascenseur et nous le craignons durant des mois. Surtout nous n’avons jamais observé une telle vue. Nous regardons les gens de la rue, ils nous paraissent si petits ! Ma grand-mère ne comprend pas. Elle croit qu’ils marchent à l’envers : c’est un effet d’optique.

Je rattrape rapidement mon retard scolaire et saute des classes. J’intègre une classe spécialisée du collège Léonard Lenoir à La Bastide, sur la Rive droite de Bordeaux. Je réalise ensuite une formation “Habillement Fabrication Industrielle” (HFI) au Lycée La Morlette à Lormont. En classe de troisième, mon père refuse que je participe à un voyage scolaire à Nantes. Il craint pour ma sécurité en raison des enlèvements de jeunes filles turques à l’époque. A la suite d’un différent avec mon professeur, il décide de me retirer de l’école : je suis contrainte d’arrêter mes études. J’ai de bons résultats scolaires et je rêve d’être styliste. Il met fin à ce rêve et je lui en veux beaucoup. Je reste deux ans à la maison, aidant aux travaux ménagers. Je m’ennuie terriblement et je suis emplie de colère. J’apprends à faire la cuisine avec ma grand-mère et je couds mon trousseau de mariage. “Durant deux ans, j’ai fait mes valises !” 

Puis, les tensions au sein de la communauté turque se calment. Après l’élection de Mitterrand et la vague de régularisation de sans-papiers, mon père autorise à reprendre mes études. Je m’inscris dans une formation de remise à niveau. Je suis ensuite une formation de découverte des métiers durant dix-huit mois, dont j’obtiens le certificat. Je travaille dans des commerces d’alimentation en tant qu’agent de caisse et de mise en rayon puis pour la Blanchisserie Industrielle d’Aquitaine (BIA). En 81, ma petite sœur naît. En raison de problèmes gynécologiques, mais aussi psychologiques, le médecin avait conseillé à mes parents de faire un nouvel enfant. 

Nous partons en vacances en Turquie tous les deux ans. Nous nous y rendons en Ford Transit. ”C’était génial, je ne voulais plus rentrer à la maison !”. On retrouve notre famille, les oncles et tantes, les cousins et mes grands-parents maternels, ainsi que nos amis et nos voisins. Nous parlons des journées entières, marchons dans la montagne et ramassons des fruits. “C’était comme si j’avais deux maisons. A peu près. Ici et là-bas. On se sentait bien comme ça”.

L’année de mes dix-huit ans, nous allons en Turquie pour acheter un terrain à Inegöl, près de Bursa. Je reçois alors une demande en mariage. J’avoue à mes parents que j’entretiens une relation depuis sept ans avec mon prétendant. Nous nous écrivons en cachette. J’envoie mes lettres à une amie de mon village qui les lui remet. Et je cache les siennes derrière le tableau de Mustafa Kemal dans le salon ! Un jour, ma mère les a toutes faites tomber en bougeant le tableau. J’ai argué que c’étaient des lettres de copines. Mais mon frère les a toutes lues ! 

Mon père s’oppose à cette demande en mariage : il souhaite me marier à un membre de sa famille, un cousin ou un neveu. Et je reçois alors beaucoup de demandes en mariage : mon départ en France a attisé les convoitises. Dans le même temps, mon frère cadet se marie durant notre séjour. Je conteste alors son refus : je suis l’aînée ! Mon père accepte finalement nos fiançailles. Et mon frère cadet se marie dans la foulée ! “On était partis pour acheter un terrain, on a acheté deux belles-filles et un beau-fils !”

A mon retour en France, je négocie un contrat à durée indéterminé auprès de mon employeur afin de pouvoir procéder à un regroupement familial avec mon mari : je travaille bien et ma demande est acceptée. Et je loue un logement au quinzième étage, juste en dessous de mes parents. J’aime mon voisinage : j’y ai des amis, certains portugais, d’autres français. Quinze jours plus tard, mon mari arrive en France. Nous réalisons la célébration religieuse de notre mariage chez mes parents.  Avertissant les voisins, nous faisons une grande fête : cérémonie au henné et concert de tambours et de flûtes en bas de l’immeuble.

Mon mari suit une formation de plâtrier et des cours de français durant huit mois. Nous avons ensuite quatre enfants – trois garçons et une fille âgés aujourd’hui de 17, 21, 23 et 25 ans. Je suis grand-mère d’une petite fille de 4 mois. 

Ma grand-mère décède alors que mon fils aîné n’est âgé que de deux ans : la gangrène a attaqué son cœur et l’a emportée après plusieurs semaines de coma. Avec mon frère, après un retour de voyage en Turquie en catastrophe, nous la veillons jusqu’à sa mort. Son corps est rapatrié auprès de celui de son mari en Turquie. 

Je fréquente beaucoup la communauté turque. A mon arrivée, il n’y avait que cinq familles turques dans la région de Bordeaux. On dormait régulièrement chez les uns et chez les autres. Ce n’est que dans les années 80 que de nombreuses familles turques sont arrivées. Nous avons alors hébergé beaucoup de personnes. Mon père a logé un jeune turc célibataire pendant sept ans ! Le comble est que lorsque ce dernier a finalement trouvé du travail, il est parti sans payer ses dettes : il a donné le nom de mon père comme débiteur ! Aujourd’hui, j’ai une grande partie de ma famille en Turquie ; les oncles, tantes et cousins se sont installés. Nous constituons huit grandes familles. Nous nous visitons beaucoup : “la semaine, j’affiche complet !” Cela est pesant : j’aime ma famille mais j’aime aussi avoir du temps pour d’autres personnes. 

Je suis très sociable et active. Je fais beaucoup de bénévolat. A Lormont. je suis membre du comité de parents d’élèves de l’école de mes enfants. Puis la mairie de Lormont me sollicite pour travailler dans le Comité de quartier. Je suis responsable de l’accueil des nouveaux habitants et des projets d’espaces verts. J’anime aussi un atelier de couture. Je travaille également au Centre culturel turc dont je suis la présidente du groupe des femmes.  Je travaille enfin pour le Centre social de Lormont : je participe aux cours d’alphabétisation, j’accompagne des familles turques à titre de traductrice et j’organise des repas interculturels. Je veux participer à la vie collective et au dialogue : “Tu peux être parent étranger et rester dans ton coin, ou tu peux t’ouvrir au monde.” Mon mari, contrairement à l’ancienne génération, me pousse à aller vers les autres et à agir librement. Et c’est ce que je fais.  

Je tente d’obtenir la nationalité française à plusieurs reprises. La procédure administrative est très lourde et chronophage. De nombreux documents sont demandés. Nous en faisons venir de Turquie, soit des trajets de 900 kilomètres en voiture jusqu’au consulat de Kars. Il faut ensuite les faire traduire, ce qui est coûteux. A chacune de mes demandes, il manque toujours un document au dossier. Nous sommes souvent au bord du découragement. Je l’obtiens finalement en 2004. 

J’ai réalisé cette démarche car je me sens française “J’ai grandi en France. J’ai vécu en France et vis en France. Ma famille vit en France. J’ai pris la culture française : mon coeur est ici.” Je voulais aussi avoir le droit de vote, pour moi et pour mes enfants. 

En 2007, mon mari a un accident de travail : il tombe d’un échafaudage de plus de cinq mètres de haut. Il est dans le coma durant quatre mois en raison d’une hémorragie cérébrale et d’un grave traumatisme crânien. Il a ensuite une convalescence de 18 mois. Il doit vivre dans un environnement très calme. Nous quittons la cité Génicart 3 de Lormont en raison du bruit et des nuisances. Nous achetons un terrain à Yvrac. Nos amis nous aident pour la construction de la maison. De mon côté, je trouve un emploi d’intérimaire dans une usine de vin. Je réalise l’embouteillage à la chaîne. Depuis cet accident, nous ne sommes pas retournés en Turquie, l’état de santé de mon mari ne le permettant pas. Sa famille se rend en France pour nous rendre visite. 

Mais aujourd’hui, si je devais choisir un pays de résidence, ce serait la France. “Je ne me sens désormais plus chez moi en Turquie. Je suis mal à l’aise. Mes enfants sont en France, mes parents sont en France. Si je vais là-bas, je vais voir qui ?” La France m’a apporté beaucoup de choses. Je ne vais pas dire que c’est mon pays natal, puisque je ne suis pas née ici. C’est mon deuxième pays natal ! Et j’ajouterai aussi que, ce que la France m’a apporté, c’est le pain ! Je me rappellerai toujours la première fois que j’ai senti son odeur, je peux encore la sentir, c’était délicieux ! Et je pense avoir apporté beaucoup de choses à la France aussi. Notre culture, nous l’avons fait découvrir aux français. Connaître permet d’éviter le jugement. Nous avons aussi apporté notre travail en tant que main d’œuvre : nous avons participé à l’économie française ! Nous n’avons jamais été une charge sociale, nous avons toujours été actifs.

Aux générations à venir, j’aimerai leur dire… qu’ils aient conscience de leur chance ! Je suis née dans un pays pauvre, nous n’avions presque rien. Tout se partageait. On avait un crayon de papier, on le coupait en deux. Je n’ai toujours eu qu’une seule poupée – en plus, c’était une poupée garçon ! Je dormais dans un lit une place avec ma grand-mère et ma poupée. Ma grand-mère n’aimait pas son odeur du plastique et me demandait souvent de la sortir du lit. Je refusais catégoriquement, c’était ma première poupée, et je n’en n’ai jamais eu de seconde ! Elle l’ai gardée jusqu’à mon mariage.

Partager :

Interviewer : Hürizet Gunder, Keziban Yildiz
Lieu : Yvrac (33370)
Date : 8 juin 2017

Les séquences (15)
Ressources

Autres témoignages

Oktay BOR
Travailleurs turcs de Nouvelle-Aquitaine

Oktay BOR

Ferdinaye BOR
Travailleurs turcs de Nouvelle-Aquitaine

Ferdinaye BOR

Mustafa CETINEL
Travailleurs turcs de Nouvelle-Aquitaine

Mustafa CETINEL

Semistan COSKUN
Travailleurs turcs de Nouvelle-Aquitaine

Semistan COSKUN