Travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine, un entretien avec Mr Osman Altuntas, avait été réalisé le 11 décembre 2017, à Artigues-près-de-Bordeaux (33370). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous.
Je suis originaire d’un village de campagne proche de Kirsehir, au centre de la Turquie. J’ai trois frères et quatre sœurs. Je vais à l’école jusqu’à la fin du collège. En 1966, je me fiance avec ma cousine, fille de la tante de ma mère. En 1968, je fais mon service militaire à Gelibolu. Mon père et ses quatre frères, après avoir travaillé en Allemagne, achètent un tracteur. A mon retour de l’armée, je travaille avec eux aux champs. Mon rêve de devenir footballeur s’éloigne. En 1970, je me marie et j’ai un premier fils. Avec l’argent reçu à mon mariage, j’ouvre une boutique : “Pepsi Frullo”. Mais mon père me lance le défi de partir en Allemagne. J’ai 22 ans et je le relève.
Avec mon cousin, je rejoins Istanbul où je prends un bus. Nous sommes une quarantaine d’hommes en migration. La plupart n’ayant pas été à l’école, je leur apprends à faire des nœuds de cravate : ils mettent le col à l’envers ! Nous passons notre première nuit dans un hôtel allemand : je regarde l’Europe, tranquille, silencieuse, vide. Je suis surpris : des femmes travaillent dans les restaurants. Nous arrivons le lendemain soir à Munich. L’interprète nous prévient : “Vous devez vous disperser comme des moineaux. Ne vous promenez pas à plus de deux et rejoignez les endroits fréquentés. Plus le lieu est calme, plus la police risquera de vous remarquer.”
Avec mon cousin, nous gagnons les artères principales pour nous mélanger à la foule. Après à peine un kilomètre de marche, j’entends dans la rue un homme chanter en turc. Je m’approche et je le reconnais : il est originaire du village de mon oncle ! Il m’enlace et nous invite chez lui où il vit avec une allemande. Il nous offre un café. Nous pleurons longuement. Il m’apprend que deux de mes cousins travaillent dans une usine Mercedes à Mannheim. Ces derniers nous accueillent chez eux et me trouvent un poste comme machiniste dans une usine de pierres à trente kilomètres de Mannheim. Je loge dans une petite maison sur une colline. Puis, le bruit court que l’Autriche est en recherche de main d’œuvre. Trois mois plus tard, nous rejoignons Innsbruck. Un soir, mon cousin boit trop dans un bar et frappe un homme. Il est arrêté par la police. Il est libéré le lendemain après le paiement d’une amende de 1000 marks. Puis nous trouvons un foyer où logent trois cent migrants turcs. Je tente de gagner de l’argent en faisant chauffeur de taxi, utilisant la voiture de la fille de la directrice du foyer contre la moitié du prix de mes courses. Nous sommes affamés, nous jeûnons régulièrement. Parfois, nous attendons l’ouverture d’une boulangerie où un de nos compatriotes travaille et nous mangeons le pain chaud sorti du four qu’il nous offre.
Trois mois plus tard, un compatriote nous propose de rejoindre la France. En voiture, passant par la Belgique, nous gagnons Lille puis Paris. A notre arrivée, nos habits se déchirent. Mon cousin finit par tenir ses semelles à la main. Affamés, nous rentrons dans un restaurant self-service place de l’Odéon, remplissant nos plateaux. A la caisse, nous faisons signe que nous n’avons pas d’argent. Des clients nous offrent le repas. Nous dormons dans une chambre d’hôtel : nous la payons en faisant le ménage. Deux semaines passent, nos ventres sont vides et nos pieds nus. Sur les conseils d’un compatriote, nous rejoignons Tarbes où un sous-préfet turc vient d’être délégué et favorise les régularisations. Nous nous cachons dans les toilettes du train durant le trajet par crainte de croiser des contrôleurs. A Tarbes, nous nous présentons à la préfecture : une porte en fer couleur d’or et des policiers partout. Sur présentation de nos passeports, nous sommes introduits. En l’absence du sous-préfet, nous sommes conduits à l’hôtel. Nous nous douchons, nous rasons et dormons. Le lendemain matin, la police nous reconduit à la préfecture et un travail de chauffeur de moissonneuse-batteuse m’est proposé. Puis j’obtiens un poste de machiniste dans l’installation de canalisations souterraines. J’ai un contrat de travail et un récépissé de demande de titre de séjour, renouvelé à plusieurs reprises. J’apprends le français dans les bars et les discothèques. Un an plus tard, fatigué des récépissés, je me rends à la préfecture : mon titre de séjour était resté au fond d’un tiroir ! Après pourparlers, ils m’en délivrent un nouveau. J’obtiens mon premier titre de séjour le 22 mai 1972.
Mais nos salaires restent faibles – 450 euros par mois – et je tente d’obtenir du travail ailleurs. Je trouve un poste de grutier au Bouscat près de Bordeaux et j’y emménage. Je fais recruter mon cousin une semaine plus tard. Nous mangeons souvent au bar Castan, près du grand théâtre. En 1974, je suis recruté dans l’usine Ford : j’y travaillerai trente-trois ans et demi. J’y fais recruter mon cousin. Nous dormons dans un foyer Sonacotra à Eysines, puis avenue Thiers. J’y dors peu en réalité : je travaille de nuit. J’achète ma première voiture Ford et retourne en Turquie voir ma famille. Ma fille ne me reconnaît pas : “Tu es le fils de ma grand-mère, retourne chez elle.” A mon retour en France, je loue un logement voisin de mon cousin.
En 1975, ma femme me rejoint avec nos deux enfants, le dernier ayant huit mois. Je m’entends bien avec les Français “ Ils ne connaissent pas le mensonge : vous leur offrez un café, ils vous ouvrent leur coeur.” Ils ne jugent pas ma religion : “Ici, on ne me traque pas – pas un jour – ni pour ma culture, ni pour ma langue, ni pour mon drapeau.” Je suis à l’initiative de la création d’une des premières mosquées. Je demande au maire de Cenon un lieu de prière. Je participe à la création d’un fonds funèbre turc qui organise les rituels religieux d’obsèques et le rapatriement des corps. Je soutiens la régularisation par le travail de plusieurs centaines d’immigrés turcs : je leur trouve un emploi chez Ford. Et ma parole compte à la préfecture. J’envoie chaque année de l’argent au village en Turquie. “Les habitants d’un village ont un lien très fort avec leur famille. Nous travaillons pour cette grande famille.” L’envoi d’argent est difficile, légalement encadré en raison des trafics. Mais je trouve toujours un moyen. Et lorsque je me rends en Turquie, j’en donne aussi. Car chaque année, je m’y rends en vacances, j’ai acheté un appartement. J’apporte aussi ma force de travail, labourant les champs : “je deviens fou si je ne fais rien”.
En 1978, je prends un congé sabbatique de deux ans et je reprends la gestion d’un café, nom ?, rue de la Fusterie à Bordeaux, à un ami, prenant sa retraite. En 1985, j’achète un terrain et je fais construire une maison : ou ?
A l’âge de 16 ans, mon fils a un grave accident à Séville et finit en fauteuil roulant. “J’aurais préféré que ma maison brûle au lieu de vivre cet accident.” Je mets l’inscription “à vendre” sur son fauteuil pour le pousser à marcher à nouveau. Sept mois plus tard, il émet le souhait de voir ses grands-parents. Ceux-ci viennent jusqu’en France lui rendre visite. Alors qu’ils ouvrent la porte d’entrée, mon fils se lève du fauteuil et descend l’escalier, seul. Je pleure, longtemps, en l’enlaçant.
En 2006, j’ai soixante ans et je prends ma retraite. J’ai une bonne pension et je compte vivre encore trente ans avec ! Je commence par prendre des vacances en Grèce puis je réalise le pèlerinage à la Mecque avec mon épouse. Je prends l’habitude de résider sept à huit mois en Turquie par an. Je m’y rends aussi lors de problèmes médicaux car les soins sont moins chers. Aujourd’hui, j’ai 71 ans. J’ai six enfants, 18 petits-enfants et un arrière-petit-fils. J’ai vécu 47 ans en France. Je souhaite que mon corps soit enterré ici. “La France m’a donné et j’ai donné à la France. Elle m’a offert la culture, la vie, le travail, l’argent et une retraite. Je lui ai offert ma force, ma puissance et mes rêves. J’ai aussi donné entre quatre et cinq cent travailleurs à l’usine. Et je n’ai pas appris à mentir.”