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Sema ERGUSEL

Travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine

Sema ERGUSEL
Sema ERGUSEL
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Les séquences

Interviewer : Hürizet Gunder, Keziban Yildiz
Lieu : Lormont (33310)
Date : 13 avril 2017

Présentation

Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des travailleurs turcs de Nouvelle Aquitaine, un entretien avec Mme Sema Ergusel, avait été réalisé le 13 avril 2017, à Lormont (33310). Vous trouverez un résumé de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale en cliquant sur bouton ci-dessous. 

Retranscription intégrale

Résumé de l’interview

Je suis née à Istanbul. Je vais à l’école jusqu’à la fin du collège. A l’âge de 16 ans, je trouve un emploi de conseillère dans une office de sécurité sociale. Je rencontre mon futur mari sur mon lieu de travail. Il réalise alors son service militaire. En 1982, alors que je suis âgée de 25 ans, nous nous marions. Mais mon mari vit en Allemagne depuis son adolescence et connaît peut la Turquie. Il souhaite que nous nous installions ensemble en Europe. Il repart en Allemagne et ne peut obtenir un nouveau titre de séjour. Il gagne alors la France où une vague de régularisation a lieu sous le régime de Mitterrand. Il obtient un titre de séjour français et s’installe à Bordeaux. Le 16 mars 1984, je prends un train qui traverse l’Europe : Bulgarie, Grèce, Yougoslavie, Italie. A la frontière italienne, je me fonds dans la masse de travailleuses  immigrées se rendant chaque matin en France. Je n’ai pris qu’un maigre bagage pour ne pas attirer l’attention. Je ne suis pas contrôlée. Nous prenons ensuite un train à Nice pour rejoindre Bordeaux. 

Mon époux vit alors avec son père dans un petit appartement très vétuste et mal entretenu dans le quartier Saint-Michel. Il n’y a pas de salle de bain et une seule chambre, mon beau-père dormant dans le salon. Il y fait très froid : le chauffage au gaz a été éteint par mon beau-père en raison du prix élevé des factures. De plus, le quartier est un lieu fréquenté pour ses bars et restaurants : je ne peux pas sortir seule. Mon mari me rassure : cette vie est temporaire. Et puis ce logement a sa singularité : j’y suis chez moi. Contrairement à la majorité des familles turques, je ne suis pas hébergés par des compatriotes. Nous restons deux années dans ce logement : mon mari n’arrive pas à trouver de travail stable et enchaîne les missions d’intérim. Je suis totalement seule. Je ne parle pas la langue et je n’ai aucun moyen de l’apprendre ni de comprendre la culture française. Je veux rentrer en Turquie, mon mari s’y oppose. Je communique avec ma famille en passant des appels dans les cabines téléphoniques et par des cartes postales.

J’ai des difficultés à rencontrer des familles turques, la plupart venant de la campagne et non de la ville comme moi. Leurs femmes ne sortent pas de chez elles : leurs maris leurs interdisent. Mon époux réussit cependant à rencontrer deux familles originaires de grandes villes. Leurs femmes deviennent des amies. L’une d’elle me prête sa salle de bain pour que je puisse prendre une douche. L’autre parle français et m’accompagne dans mes démarches administratives.

Trois mois après mon arrivée, je suis enceinte. Lorsque mon fils naît, nous n’avons pas les moyens de lui acheter un lit. Je ne pense qu’à une chose : retourner en Turquie avec mon fils. Nous nous disputons avec mon mari. Je ne veux pas d’autre enfant : notre vie en France est trop précaire. Alors que mon fils fête ses sept mois, je tombe enceinte à nouveau. Nous déménageons dans un studio sur les quais de la Garonne. Il est dépourvu de salle de bain, mais j’ai une liberté extérieure : je peux sortir seule, faire mes courses, voir mes amies, respirer. 

Après mon accouchement, les allocations familiales nous permettent d’accéder à un logement social à Sainte-Eulalie : nous avons notre propre chambre et une salle de bains. Ma vie semble reprendre du sens. Je m’inscris à des cours de français, rencontre la population française et suis très active au centre social. Je ne souhaite définitivement plus avoir d’enfant. Mon amie me rassure : après son retour de vacances en Turquie, nous nous rendrons chez le médecin pour obtenir une contraception. Durant son absence, j’apprends que je suis enceinte de jumeaux. Après leur naissance, je suis épuisée, physiquement et mentalement. En trois ans, j’ai eu quatre enfants. Je sombre dans une violente dépression. Je perds beaucoup de poids. 

J’impose à mon mari un retour en Turquie. Je regarde le prix des avions : 10 000 francs pour nous six. Nous n’avons évidemment pas les moyens. Je regarde le prix des trains : 1 000 francs. Cela implique quatre jours de trajet avec des jumeaux âgés de deux mois, ma fille de deux ans et mon fils de trois ans. Peu importe, je rentre chez moi. Je n’ai pas annoncé ma dernière grossesse à ma famille : elle est sous le choc à mon arrivée. Mon mari repart en France trois semaines plus tard. Et tous prennent soin de moi et des enfants. Je fais plusieurs allers-retours à l’hôpital : ma dépression est très profonde. 

En France, mon mari se démène pour trouver un emploi fixe afin de déposer une demande de regroupement familial. Un de ses amis l’embauche finalement en contrat indéterminé. Il trouve un logement social avec trois chambres à Sainte-Eulalie et sa demande de regroupement est acceptée. Nous rentrons en France en avion et légalement. La vie prend alors à nouveau sens : notre logement est confortable, mes enfants vont à l’école et je suis active au centre social. Je ne peux pas travailler : j’ai quatre enfants à garder, je n’ai pas de voiture et aucun moyen de transport. Je bénéficie d’allocations : je donne tout à mes enfants. Je ne prends aucun argent ni temps pour moi : je ne me promène pas, je ne pars pas en vacances, je ne m’achète aucun habit.  

En 1993, mon époux sombre dans la dépression à son tour et n’en sortira jamais vraiment. 

Aujourd’hui, je suis retraitée en Turquie où j’ai travaillé dix ans. Je m’y rends plusieurs mois chaque année depuis que les enfants ont grandi. Mon rêve serait de m’y installer. 

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Interviewer : Hürizet Gunder, Keziban Yildiz
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