Ancien combattant marocain
Né en 1932
Engagé en 1953
Arrivé en France en février 2003
Dans le cadre de la collecte de témoignages oraux auprès des anciens combattants marocains, un entretien avec M. Mohamed Bentabahate a été enregistré le 12 mai au Foyer Adoma. Vous trouverez un résumé synthétique de cet entretien sur cette page, ainsi qu’une retranscription intégrale de cette interview en cliquant sur bouton ci-dessous.
MOHAMED BENTABAHATE – Je m’appelle Bentabahate Mohamed, je suis né en 1932 à Demnate, dans la région de Marrakech. L’endroit où je suis né s’appelle aujourd’hui Azilal. Mes parents étaient agriculteurs et mon père est décédé avant que je m’engage dans l’armée. Moi aussi, j’étais agriculteur. Je faisais de l’élevage, essentiellement de brebis.
LOÏC LE LOËT – En quelle année vous êtes-vous engagé et comment s’est passé votre engagement ?
Je me suis engagé le 5 février 1953… Parce que l’armée française nous encourageait à participer à la guerre en Indochine et nous disait que nous aurions beaucoup de droits… Il y avait déjà la guerre, tout le monde en parlait et, en plus, on voyait que ceux qui revenaient en permission étaient bien payés par rapport à ce qu’on gagnait à l’époque.
Nous, on voyait que ceux qui revenaient en permission, ils étaient bien payés par rapport à ce qu’on gagnait à l’époque. Ça encourageait tout le monde à s’engager !
Donc, au départ, c’était un acte volontaire. Mais une fois qu’on s’était engagé, qu’on avait commencé à faire le stage, certains d’entre nous regrettaient et souhaitaient repartir. Mais dans ce cas-là, l’armée les empêchait de repartir. Une fois dedans, c’est fini ! Ma famille, je ne leur ai rien dit sinon ils m’auraient empêché de m’engager. Ils l’ont su plus tard, quand je leur ai envoyé un courrier.
Pendant vos classes, vous étiez avec d’autres marocains ? Il y avait des Sénégalais, vous étiez mélangé ou pas ?
Il y avait surtout des Marocains. Il y avait aussi des Français, quelques Tunisiens et aussi des Algériens. On s’entraînait ensemble, mais on n’avait pas plus de rapports que ça…
ABDELLAH AHABCHANE – Au moment de l’engagement, comment se passait le stage, les visites médicales… ?
Pendant au moins quinze jours, on a passé toutes sortes de visites médicales. Pour les poumons, les urines… Je me rappelle que quand je me suis engagé, nous étions 36, et au final, il n’y en a eu que 14 qui ont pu rester. Après, on nous donne les affaires, les tenues militaires, et petit à petit, ils nous apprennent des petites choses de la vie quotidienne. C’était surtout pour les gens qui venaient de la campagne et qui devaient s’habituer à beaucoup de choses, à la modernité… Et après, on nous donne des armes, mais juste pour les découvrir ! C’est seulement après que vient la période où on apprend le tir, notamment le tir dans les tranchées. Après cette période, les recrues sont prêtes, et on leur donne une petite permission avant d’être envoyées au combat. Moi, après mon engagement, j’ai passé six mois au Maroc, puis vingt jours de permission, et après, je suis parti en Indochine.
Comment vous vous êtes rendu en Indochine ?
Au départ, nous sommes partis en train par groupe jusqu’à Fès. Après on s’est regroupé avec d’autres et on a repris le train jusqu’en Algérie. Puis, de l’Algérie, on était un contingent beaucoup plus important et on a pris un bateau qui s’appelle « Chewing Gum » [Skaugum]. Ensuite, c’était un voyage direct. On a pris la mer jusqu’à Saïgon, on y est resté quinze jours, et on est parti dans le Tonkin, la région de Hanoï.
LOÏC LE LOËT – En quelle année êtes-vous parti au combat ? Et vous êtes allé où ?
Je suis parti en 1953. On est allé dans la région du Tonkin, près de Hanoï. Il y avait deux régions en Indochine. Celle de Saïgon où il n’y avait pas de combats, et l’autre région, le Tonkin, là où les combats s’opéraient.
Quel était votre rôle au sein de l’armée française ?
Ma fonction… Je m’occupais des transmissions. On mettait les bouts de verre qui se trouvent en haut des poteaux pour accrocher les lignes. J’avais un grade de première classe et un diplôme de transmissions. Notre travail, c’était essentiellement de s’occuper des transmissions et d’installer les lignes, mais des fois… il y a des accrochages ! Quand il y a des embuscades, ou s’il y a des mines sur notre chemin…
Quand on est en plein combat, on ne pense à rien. On pense plus à la famille. On ne pense plus à l’argent… On se dit juste « je vais pas passer la nuit…et demain je n’existerai plus ! »
Avez-vous eu des contacts avec la population indochinoise ?
Avec les civils, déjà, on n’a pas trop le temps… Mais même pour les femmes, on n’a pas le temps non plus ! Et en plus, on n’a pas confiance, parce qu’on peut avoir des relations sympathiques avec eux, et après ils peuvent vous emmener dans un traquenard…
Quel souvenir gardez-vous de cette période de guerre ?
Le souvenir que j’en garde c’est celui des amis que je vois dans un sale état… blessés… des moments très durs. Mais quand on est en plein dedans, on ne pense à rien, on ne pense pas à la famille, à l’argent, parce qu’on se dit, « Je vais pas passer la nuit…demain j’existerai plus ! ». Et on ne pensait plus qu’à ça ! On n’a pas le temps de penser à autre chose.
Vos supérieurs étaient des Français ? Des marocains ?
On avait des chefs… il y avait des Français, mais aussi des Marocains. Mais on était ensemble, on était mélangés, on mangeait la même chose, et puis il pouvait y avoir des jours où il n’y avait rien à manger, et bien c’était pour tout le monde pareil !
En quelle année êtes-vous revenu au Maroc ?
Je suis revenu au Maroc le 14 mai 1956. Je suis resté avec l’armée française jusqu’à l’indépendance du Maroc, et après je suis resté dans l’armée marocaine. J’ai fait deux ans d’entraînement pour être dans les commandos. J’ai passé un moment dans les commandos, puis après j’ai rejoint l’hôpital militaire. J’étais chef d’intendance à l’hôpital. Je m’occupais de la nourriture, de l’hygiène, des vêtements… et s’il fallait accompagner quelqu’un quelque part, je le faisais. Au niveau de ma famille, je me suis marié au début 1963, et j’ai six enfants, quatre garçons et deux filles.
Il nous faudrait une somme comme 500€ pour vivre là-bas au Maroc. D’autant plus qu’à nos âges, on a pas la même santé, on est obligé de voir régulièrement les médecins, les dépenses de santé… Il y a tout ça à intégrer…
Et à quel moment avez-vous appris que le Parlement français avait voté la « cristallisation » de vos pensions ?
Moi je n’étais pas au courant de ça ! Après on a entendu qu’il y avait une assurance qui a été votée en 1954, et après, moi, j’ai appris aux alentours des années 80 qu’il y avait eu un Sénégalais, un commandant, qui a fait une requête auprès du tribunal et qui a obtenu gain de cause. Et donc c’est à ce moment-là, avant les années 80, que j’ai commencé à entendre parler que peut-être on peut avoir des droits, mais à partir de l’âge de 65 ans. On a entendu qu’il y avait peut-être des choses à faire bouger ici, c’est ce qui m’a poussé à venir ! Je suis venu le 22 février 2003 et je me suis occupé moi-même de mes paperasses… !
Pouvez-vous nous parler de votre vie ici à Bordeaux ?
Ici… un mois en paraît deux, voire plus ! Et au Maroc, un mois, c’est dix jours ! Ce qui me manque essentiellement ici, c’est mon épouse. Même si les enfants ont grandi, c’est surtout mon épouse qui me manque. J’essaye quand même de bouger un peu, d’aller voir les copains, de discuter avec eux, pour ne pas rester au foyer tout le temps… Et avant, on allait parfois plus loin, à la mer… Parce qu’avant, il y avait des associations qui organisaient des sorties, on allait dans des forêts, on préparait à manger, on passait des moments sympas ! Mais depuis deux ans, ça ne se fait plus… il n’y a plus rien. Sinon, j’essaye de sortir, je vais au marché, j’écoute la radio, je vais dans les cafés pour passer le temps…
Par rapport à vos droits aujourd’hui, de quoi avez-vous envie ?
Pour les droits, on n’est pas tous traités pareils… Même si on touche les mêmes aides, il y a ceux qui dépendent de la CRAMA, ceux-là peuvent éventuellement rentrer au pays et avoir un minimum là-bas, autour de 300 euros. Mais ceux qui dépendent de la Caisse des dépôts et conciliation, ceux-là ne peuvent rien avoir là-bas. On a deux traitements différents pour les mêmes personnes…
On peut imaginer une somme comme 500 euros pour vivre là-bas au Maroc. D’autant plus qu’à nos âges, on n’a pas la même santé, on est obligé de voir régulièrement les médecins. En plus la vie est devenue cher, les habits, la nourriture, les frais d’appartement ou de maison, l’électricité et tout ça… ça a augmenté ! Même au Maroc, la vie est devenue cher ! Un médecin, en comparant les niveaux de vie, est aussi cher là-bas qu’ici…
On fait comme on peut ! On passe la moitié de notre temps ici, l’autre moitié là-bas, au pays. Pour le moment on a pas d’autres solutions…Ici, un mois en paraît deux, voire plus… Et au Maroc, 1 mois, c’est 10 jours !
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